Depuis la sortie de Daniel Pinard, on entend dire partout que le danger de la censure nous guette; qu’il ne faut pas aller trop loin, que nous risquons de tomber dans la rectitude politique et de commettre des excès pires que ceux des gens dénoncés. En fait, la rectitude politique est prise à partie dans ce débat, comme on le fait, bien souvent, pour masquer nos plus grandes peurs.
Personnellement, je trouve assez déplorable la confusion entretenue entre le «politiquement correct» et le respect. Comme bien des gens, j’aime mieux qu’on dise un homosexuel plutôt qu’une pédale ou une tapette. Qu’on dise un Noir plutôt qu’un Nègre; une travailleuse du sexe ou une prostituée plutôt qu’une pute. Pourquoi? Parce que quand on utilise un mot plus respectueux pour désigner ces personnes, on RÉFLÉCHIT. Oui, c’est politiquement et surtout socialement correct d’employer des mots respectueux pour désigner des personnes qui sont mises au rancart par la société. C’est le gros bon sens, la preuve qu’on est adulte, et qu’on pense avant de parler.
La rectitude a ses excès, comme la vulgarité et la domination ont les leurs. Celui à qui la langue fourche, et qui prononce le mot «fif», sait fort bien qu’il ridiculise et humilie la personne qu’il désigne. Certains disent que l’on cache la réalité quand on utilise des mots plus respectueux: mais quelle est cette réalité? Que des gens se moquent des autres? Que la société se paie le luxe de frapper sur les minorités pour assurer la loi du plus fort? Dites-moi quelle réalité on a peur de cacher, et j’y ferai face.
Quand j’entends parler de dictature de la rectitude politique, je ne suis pas sûre que les gens comprennent bien ce que veut dire «dictature»: est-ce qu’employer les mots avec soin, faire attention à ce que l’on dit empêche les autres de s’exprimer? Je maintiens que les gens doivent continuer à avoir le droit de dire ce qu’ils pensent. Mais je ne crois pas que la vulgarité soit une forme de liberté plus valable ni plus audacieuse que les autres.
Les commentateurs et humoristes pointés du doigt disent avoir peur de la rectitude politique et craignent de ne plus pouvoir dire «les vraies affaires»: mais qu’est-ce que ça veut dire, «les vraies affaires»? Les choses les plus graves sont passées sous silence parce que tout le monde se protège.
Un exemple: depuis des années, les multinationales profitent de subventions québécoises, et déménagent sans rien rembourser de ce que nous avons investi en elles. Qui a parlé de cela chez les humoristes? En voilà, pourtant, une «vraie affaire»! On préfère «bitcher» les «fifs» et les «grosses». On préfère parler du privé, et non du public, qui, soi-disant, n’intéresse plus personne. Je pense plutôt qu’on manque cruellement d’imagination et de courage. Car ce n’est pas parce qu’on dit «tapette» que l’on fait preuve d’audace.
Cette tendance (en humour et ailleurs) illustre le déséquilibre entre la classe dominante et la marge, sur qui on peut se permettre de frapper, puisque les gens qui y appartiennent n’ont pas de poids politique. Les mouvements de discrimination positive et le langage politiquement correct ont été la cible des plus grands intellectuels, et avec raison bien souvent. Mais il ne faut jamais oublier que la rectitude politique est un rattrapage social, un remède de cheval: ainsi, puisque les employeurs n’embauchaient pas de femmes, ni de Noirs, ni de handicapés, ni d’immigrants, il a fallu les forcer à le faire. Qui est le plus en retard socialement dans ce cas-là? La société ou ceux qui l’obligent à évoluer?
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On a appris nos leçons en ce qui concerne le racisme envers les Noirs ou les juifs. Mais il reste encore du chemin pour que cesse le sexisme, celui qui fait cool, et qui montre que vous avez du guts. Qu’on se moque des «boules à Mitsou», des manières efféminées des «tapettes», ou de la masculinité d’une «butch», tout ça avec le sourire, reste révélateur d’une domination: celle d’une vision conformiste de l’identité sexuelle, comme l’a très bien expliqué Michel Dorais dans son essai paru il y a peu (Éloge de la diversité sexuelle). Ce pouvoir de se moquer des gens en public prouve également que l’hétérosexisme échappe à la morale: vous leur dites qu’ils vont trop loin? Ils vous traitent de réactionnaire. C’est le monde à l’envers.
Depuis la sortie de Pinard, on n’arrête pas d’entendre des témoignages de gens – d’hommes, surtout – qui racontent leurs séances d’humiliation de jeunesse, et leurs désillusions, leur solitude, leur détresse. On n’a pas entendu les femmes, mais elles pourraient raconter la même chose: se faire baver par quelques gars forts en gueule parce qu’elles leur tiennent tête; se faire ridiculiser parce qu’elles sont différentes, parce qu’elles sont moches, parce qu’elles sont trop masculines; bref, parce qu’elles ne correspondent pas au conformisme féminin.
Ce que Pinard a dénoncé, c’est ce que vivent des tonnes de gens: l’humiliation, l’abus de pouvoir, l’utilisation de la force. Est-ce vraiment délirer que de remettre cela en question? Le fait que des gens s’interrogent sur ce sujet fait-il vraiment craindre un virage à droite, comme l’écrivait il y a quelques jours Pierre Foglia? À mon avis, le virage à droite est déjà pris, et depuis longtemps.
Le politiquement correct est une réponse, partielle, souvent maladroite, à ce virage. Mais tant que nous ne dépasserons pas la réflexion adolescente sur les rapports entre les sexes, nous serons condamnés à surveiller notre langage puisque nous ne savons pas penser.