Grandes gueules

Classé D

Rédacteur en chef de Voir Québec

Il a toujours été là. D’aussi loin que je me rappelle. Grand type barbu souriant aux anges, bienveillant, sérieux, d’un calme presque inssssuportable. Toujours là à faire chaque dimanche son p’tit bout de télé. À rouler des r comme un jésuite. Je parle de Claude Lafortune, vous savez; L’Évangile en papier, Parcelle de soleil.

En l’an 2000, comme son homologue The Friendly Giant, Lafortune était un ancêtre, un résidu de la télé d’avant la couleur. Un parfait ringard avec ses cartons gras et sa paire de ciseaux, au temps du vidéoclip, du montage hachuré. Au temps des jeux vidéo tellement saturés de sons et de couleurs qu’il faut mettre le même genre d’avertissements sur les boîtiers de jeux vidéo que sur les paquets de cigarettes: «Une utilisation prolongée peut provoquer des crises d’épilepsie.»

Atrocement ringard, le pépé, au temps des animatrices kleenex, petites agaces de seize ans, qui étalent plus de cul que de culture. Au temps des monsieurs météo aguichants au français approximatif.

Oui qu’il était ringard, le Lafortune, devant la concurrence de tous ces films à la con, qualifiés de bons divertissements par la critique inféodée. «Triple identité» et «Jackie Chan contre les Tortionnaires québécois sanguinaires»… dont il ne reste rien à part une lourdeur sur l’estomac causée par l’indigestion de trop de pop-corn.

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Je dis «était», parce que, par pur hasard, je suis tombé sur son émission le 26 mars dernier. Sa dernière émission. Vingt-cinq ans plus tard.

Et qu’accueilli par des tournesols nigauds dansant sur une musique inoffensive, confronté à sa douceur et à sa décence infinie, j’en ai pris plein la gueule.

Au temps où l’on s’empare des enfants accidentés pour en faire des couvertures de journaux à satiété.

Au temps où les petits anges de Nicolet s’envolent au même rythme que le tirage de Dernière heure. Au temps où des collègues s’interrogent sur le commerce média de la mort, et sur l’immoralité et la facilité dans laquelle nous nous enfonçons, Claude Lafortune a fait des adieux simples à quinze petits enfants décédés depuis le temps qu’il accueille ses petits malades en ondes. Il leur a souhaité que leur passage à la télé, ce petit moment de gloire, ait pu être d’un certain réconfort durant leur calvaire.

Et c’était vraiment bien mieux que de regarder dans le trou de la serrure, mieux que ce voyeurisme justifié trop souvent par le prétexte ambigu d’informer.

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À l’heure où gronde une petite colère contre l’impudence des humoristes, contre le mépris des différences, tant soit peu qu’elles soient admises. Lafortune a encouragé une plus grande compréhension des différents. «Maintenant ils vont savoir ce que j’ai, expliquait un garçon atteint de fibrose, je voulais pas leur expliquer en face, c’est plus facile à la télévision.» Ce n’est pas rien quand on sait justement ce qu’un enfant exceptionnel, autiste, handicapé, sensible, rien qu’un peu trop foncé ou qui s’appelle Louis-Marie peut endurer de nos jours dans une cour d’école.

Difforme et épuisée, la petite fille qu’il avait déguisée en princesse n’aurait pas tenu l’affiche dans La Guerre des étoiles, et je crois que je préfère l’oublier, mais le souvenir du «crouche-crouche» de ses ciseaux me fait encore frissonner de plaisir. Comme un moment parfait.

S’il avait continué, il aurait peut-être fallu lui inventer un nouveau visa de censure très rare: «Classé D». Cette émission contient des scènes de décence.

Je lui lève mon chapeau de carton.