Oubliez Germinal, oubliez Les Misérables: les prolétaires d’aujourd’hui ont changé de poil. Ils ont entre vingt et quarante ans, travaillent dans la Cité du Multimédia ou dans une quelconque boîte d’informatique. Ils se cassent le cul sur une chaise Artopex et les yeux sur un écran Apple.
Les ouvriers du nouveau millénaire sont des travailleurs de l’informatique à la petite semaine. J’ai appris, en assistant récemment à un gala collégial de remise de bourses d’excellence, que trois étudiants sur quatre envisageaient une carrière dans un domaine en rapport avec l’informatique. Rien de plus normal à l’époque du cédérom et d’Internet. Occultée cependant trop souvent, la dure réalité de ce métier. On leur a promis l’Eldorado, mais cet Eldorado est le lot de très peu de gens, n’en déplaise à Bernard Landry ou à Paul Martin.
***
L’Eldorado de l’informatique: la passe financière que les patrons font quand ils vendent leur entreprise aux Américains. Le reste, ce sont des heures de travail à bûcher sur un problème technique. Ça nécessite beaucoup de gens pour bosser sur les problèmes techniques de l’informatique. Beaucoup de gens qui ne seront jamais millionnaires. Ils n’ont pas le visage noirci par la houille; ils n’ont pas l’amiantose, ni les mains usées par le manche de pioche. Mais ils ont le cerveau troué par l’obsession de trouver la petite bête, le petit bug qui empêche le foutu programme de fonctionner.
Ils ont les yeux crevés par les écrans d’ordinateur, le dos voûté à force de se pencher sur leur ouvrage. Ils sont des milliers, seront bientôt des millions, à s’esquinter pour faire marcher la nouvelle usine de transformation de l’information planétaire. Ils sont des grains de sable dans la croissance inexorable du capital informatique, la manne des spéculateurs boursiers. On les entasse dans des poulaillers postmodernes.
Les murs sont en brique d’origine retapée et les plafonds dénudent la ventilation qu’on a rafraîchie à la Sico fluo.Le mobilier est high-tech et on a mis à leur disposition des plateaux de fruits, un distributeur d’Évian et un tapis roulant. Ça fait bien quand les ministres viennent couper le ruban. Ça fait charmant. Un bel environnement qui fait oublier qu’on n’a rien changé dans la chaîne de la production. Je capitalise et tu me vends ta force de travail.
Tu gagnes mieux ta vie que ton grand-père. Tu peux te payer une Honda Civic à crédit après six mois d’emploi. Tout ça parce que ton patron fait mille fois plus de profits que le patron d’antan. En proportion du sien, ton pouvoir d’achat s’est affaibli. Et ta qualité de vie?
Hiatus misérable entre les nouveaux prolétaires et leurs parents qui occupèrent naguère le Cégep de Jonquière. Ah! Qu’ils sont moins politisés! Ah! Qu’ils sont moins engagés! Mais qu’est-ce qu’ils aiment travailler! Qu’est-ce qu’ils aiment avoir la tape dans le dos du chef de service! Qu’est-ce qu’ils sont bien adaptés!
Vous croyez ça, vous? Pas moi. En attendant que les ouvriers de l’informatique se regroupent pour reconsidérer leur condition, on les entaille comme des érables pour pomper leur sève cérébrale. Réagissent-ils? Qu’est-ce, pour vous, que le virus I LOVE YOU? Une facétie de collégien?
Moi qui ne suis pas particulièrement connaisseur en cette matière, je trouve assez intelligent, sinon brillant, d’arriver à paralyser les ordinateurs de la planète. C’est illégal, bien entendu, comme c’était illégal, en 1968, de dresser des barricades à Saint-Germain-des-Prés ou de lancer des objets en direction du premier ministre du Canada venu joyeusement baver les fêtards de la Saint-Jean.
Les prolétaires d’aujourd’hui agissent là où ça se passe. Sur le Web. Dans nos bureaux. Dans ces extensions de nos cerveaux que sont devenus nos portables. Ça va vite. Ça va tellement vite en informatique qu’à chaque jour ne suffit plus son recrutement. Sécurité d’emploi, caisse de retraite et boum économique. Et bang dans ton avenir! On n’arrête pas le progrès? Faux. Le progrès, onl’arrête tous les jours au profit de l’exploitation commerciale des idées. Les idées, elles, peuvent attendre.
M’en fous que les ordinateurs des écuries Maclaren ou Ferrari aient été contaminés par I LOVE YOU. Je veux savoir comment on peut être assez futé pour arriver jusque-là. Dans les médias, on nous donne toujours les détails in extenso d’un carnage conjugal ou des tueries en Afrique, mais jamais ceux du piratage informatique. Faut pas donner de trucs aux méchants! Les méchants sont ceux qui nuisent au commerce. Pas les bourreaux sanguinaires dont l’image et la psychologie servent à éduquer le peuple, à lui rappeler la chance qu’il a de vivre dans un pays libre et de bosser chez XYZ INFO-PATATI.
Internet est le monde, en soi: beaucoup de cul, beaucoup de commerce, un peu de culture qui n’intéresse personne. Ceux qu’on appelle des pirates ne demandent rien, ne volent rien, ne pillent pas. Ils déstabilisent. On n’appelle pas ça des pirates, mais des anarchistes. Mais si le discours dominant les appelait de leur vrai nom, faudrait dire à tout le monde que rien n’a vraiment changé, qu’on est toujours aux prises avec les mêmes problèmes d’intérêts boursiers et que, tout virtuel soit-il, le citoyen moyen se fout toujours pas mal de son voisin.