Grandes gueules

Think Small

La poule et l’oeuf. Qu’est-ce qui fait que l’on ferme une autre salle de cinéma? Le manque d’intérêt d’un public ou le rouleau compresseur de l’économie? Les maux de dos du spectateur ou le souci de confort prôné par l’industrie? Éric Rohmer et Neil La Bute: ça emmerde tout le monde, ou y a-t-il seulement deux copies d’achetées? Les deux, mon capitaine. Mais, sachant que l’humanité évolue avec lenteur et que l’économie pédale à grande vitesse, on peut avancer une chose: on se fait constamment pousser dans le dos. Vous avez soif? Prenez du Coke. Et c’est ainsi depuis que les frères Lumière ont passé le secret de la lanterne magique à de plus futés.

Un de perdu, 10 de retrouvés. Je supporte difficilement les proverbes, balourds traits d’esprit pour ceux qui n’en ont pas. Un cinéma qui ferme, quelle importance, puisqu’on construit des mégacomplexes à tour de bras: tu parles d’une ânerie… La fermeture du Cineplex Odéon du Complexe Desjardins, comme celle des Loews, Berri, Centre-Ville, Palace sont autant de coups de douze sur une ambulance. À la fois triste, rageant et dérisoire. Ça va Le Dauphin, là-haut? À s’apitoyer ainsi, on peut se faire traiter de romantique nostalgique. On dira: tiens, encore une paumée de Cinéma Paradiso. Une décalée du progrès. Ben oui… Mais non.

Premièrement, je n’aime pas être balayée. Pas déjà. L’imposition de ce qui doit être me gonfle. Toujours un petit problème avec le règne de la norme juvénile: on ne vous demande pas votre avis, mais vous allez aimer ça! Et chez certains individus, dont je suis, l’homogénéisation conquérante déclenche des montées de lait. Le cinéma n’est pas seulement une machine à amuser les 15-25 ans: Je n’ai pas l’âge du Play Station, je me fous d’interagir, je ne paie pas pour avaler un divertissement, je ne considère pas le cinéma comme un outil à désennui; avoir mal aux fesses sur un fauteuil au velours élimé m’indiffère; je n’ai pas besoin de lumière bleue dans les toilettes, je ne veux pas d’un couillon qui me dise où se trouven les sorties comme si j’étais dans un Airbus. Et je veux que les gens se taisent quand le film commence. Je veux juste voir un film, et sortir tranquillement en jetant des coups d’oeil rapides à mes voisins, pour trouver la connivence, celle du plaisir partagé. Et ne me dites pas de rester chez moi avec un écran géant et un magnétoscope. Et ne me dites pas qu’il y a le répertoire de la Cinémathèque, l’Ex-Centris et le cinéma du Parc et que c’est bien assez pour des dinosaures dans mon genre. Et ne me dites pas que tout le monde veut, ou peut, payer 11$ une séance, vol justifié sur le dos d’un confort accru. En fermant des salles, on évince une génération d’amateurs de cinéma. En fermant un cinéma, on nous dit: les 30 ans et plus, restez chez vous et laissez la place aux plus jeunes. Eux, ils gobent tout. Ils aiment le beurre sur le pop-corn, les écrans convexes et les fauteuils Top Gun. Ça va pas, non… En fermant des salles, on diminue une diffusion. Le Desjardins, c’était plus que quatre salles, c’était un créneau.

Ce qui m’amène à mon second point. On dira ce qu’on voudra, mais il y a encore des gens pour qui un film n’est pas un réfrigérateur. Le cinéma reste un moyen d’expression. Mais oui, de l’art. Wong Kar Wai aurait pu être pâtissier ou chirurgien, il est cinéaste (Mais qu’est-ce qu’on s’en fout!!: Happy Together a fait combien le premier week-end?). Plus que jamais, le cinéma est un divertissement calculé et calibré, noyé dans un océan de drôleries promotionnelles qui empêchent souvent d’apprécier ce qu’il y a sur l’écran. Jean Renoir (qui?) disait en 1947 (périmé!): «L’expression humaine de qualité ne peut être qu’individuelle. Même dans les cas de collaboration, l’oeuvre ne vaut que si la personnalité de chacun des auteurs reste perceptible au public.» Comment voulez-vous que le public soit en mesure de déceler la moindre trace artistique d’un auteur quand on lance un gros film, comme un jambon plein d’eau dans un supermarché? Dinosaur, c’est quoi, c’est pourquoi? On a bien vendule dernier Kubrick comme étant un film de cul… Si l’on engloutit les spectateurs sous des centaines d’exemplaires de Mission Impossible 2, on va tous aller voir Mission Impossible 2, en se moquant totalement d’une quelconque intention artistique. Les oies que l’on gave se foutent du goût du grain.

Soyons lucides. Le cinéma n’est plus un vecteur de changement dans la société. Un film ne décoiffe plus une génération. Les gens ne se bidonnent même pas en allant voir Batllefield Earth: on paie pour deux heures de dépaysement. Y a rien de drôle là-dedans. L’influence du cinéma s’est dissoute et, avec elle, s’érode le jugement, remplacé par les battements par minute de la musique, par l’envie délirante de l’instantanéité. On veut un divertissement rapide, jetable, qui ne s’embarrasse pas d’un passé et d’une durée. Pour les moins de 25 ans, Le Grand Bleu est un vieux classique.

Imaginez le futur: la section cinéma d’un journal sera la mise en évidence des monstres standardisés et la section vidéos, hypergonflée, traitera des films dont personne n’a jamais entendu parler. Bancal. Heureusement, dans le délire de la démesure, les petits survivent, comme les insectes. Pas de soucis, small is beautiful. Plus qu’Hollywood contre le reste, c’est David contre Goliath: les gros usinés contre les petits pensés. Mais tous ont besoin d’un écran… Et tant que le cinéma a besoin d’écrans, d’irréductibles emmerdeurs veulent les voir éclairés par autant de visions qu’il y a d’artistes. Pas difficile à comprendre…