Une manifestation peut changer le monde. Ça s’est vu.
La manifestation peut jeter à terre un régime politique qu’on croyait invincible. Elle peut prendre par surprise les forces les mieux organisées, les désarçonner, les réduire à l’impuissance. À une condition: que la manifestation soit populaire. Vraiment populaire. Et c’est bien pourquoi les manifestations qui surgissent ces temps-ci comme des bourgeons au printemps ne changent rien à rien.
Par exemple, la manifestation de Toronto, la semaine dernière. Par exemple encore, celle de Seattle et toutes celles où l’on casse du McDonald à travers le monde. Ces manifestations-là ne changent rien parce qu’elles ne sont pas populaires.
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Des manifestations authentiquement populaires, le vingtième siècle en a connu quelques-unes. Certaines ont été décisives.
Prenons celles du Viêt Nam à la fin des années soixante. Les cercueils des boys qu’on déchargeait des B-52 devant les caméras de télévision; les tueries absurdes pour des collines insignifiantes; l’enlisement perpétuel; le sentiment d’impuissance; le peu d’intérêt pour le Viêt Nam (ce n’était ni la France ni l’Angleterre): tout cela a fourni un terrain favorable aux manifestants. Leur cause était celle d’une bonne partie de la population, surtout la plus jeune. Fortes de cette légitimité, les manifestations ont alors joué un rôle authentique dans la vie politique américaine.
Mais la vraie manifestation politique, celle qui est un acte révolutionnaire, celle qui fait partie du processus même du changement, on l’a vue en acte en 1989 dans les rues de Leipzig, de Prague et d’ailleurs en Europe de l’Est.
Depuis 1983, dans une église de Leipzig, le pasteur Christian Führer tenait des séances de «prières pour la paix». Il s’agissait en fait d’une forme de résistance pacifique et populaire dont l’exemple s’était répandu en Allemagne de l’Est. Le 9 octobre 1989, devant l’imminence d’une manifestation, des centaines de policiers prennent place dans l’église subversive de Leipzig.
Mais ils seront impuissants. Les gens sortent de l’église en rangs serrés, se tiennent au coude à coude et finissent par entraîner soixante-dix mille personnes dans les rues de la ville. Sept mille policiers se tiennent prêts à tirer. Tout le monde craint le bain de sang. Les leaders de la manifestation répètent sans cesse leur mot d’ordre: «Pas de violence!» Pas un seul caillou ne sera lancé par les manifestants, par un seul carreau ne sera cassé. La police n’aura aucun prétexte pour intervenir.
La semaine suivante, ils seront cent cinquante mille à manifester, puis trois cent mille une semaine plus tard. Le 30 octobre, plus de un demi-million de citoyens marcheront pacifiquement dans les rues de plusieurs villes du pays. Un seul slogan: «Nous sommes le peuple.» C’était tout ce qu’il y avait à dire. Dix jours plus tard, le mur de Berlin tombait dans l’allégresse générale.
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La vraie manifestation populaire est un moment de grâce. Elle exprime le bonheur d’être ensemble et de pouvoir forcer le destin. C’est bien pourquoi la tentation du simulacre est à peu près irrésistible.
On s’invente une légitimité populaire, on n’a plus que le mot «peuple» à la bouche, comme ce pauvre Paul Rose, pharaon de toutes les gauches. Alors évidemment, quand on manifeste, c’est le peuple qui est dans la rue.
Les manifestants de Toronto, la semaine dernière, étaient typiques de ce genre de mascarade. Ils dénonçaient la pauvreté. Car le peuple est pauvre, c’est le théorème no 1 de la géométrie des «forces populaires». Ils arrivent devant le parlement ontarien; un parlement est un haut lieu du pouvoir des puissants, théorème no 2 (variante du théorème: la démocratie est un leurre). La police est le bras armé de ce pouvoir anti-populaire, théorème no 3. L’affrontement est inévitable entre le peuple et le pouvoir qui l’opprime, théorème no 4. Donc, il doit y avoir de la casse. C’est géométrique. La casse, nouvel indice de légitimité populaire.
À Queen’s Park, même si la police a réagi brutalement, ce sont les manifestants qui ont déclenché les hostilités. Par nécessité géométrique. En réalité, moins un groupe est représentatif, plus il a tendance à avoir recours à la violence.
Le problème de tous ces «groupes populaires», c’est que le peuple n’a pas envie de casser du flic, du McDo ou du parlement.
Cérémonie fétiche des permanences militantes, la manifestation n’est que rarement un instrument de pouvoir populaire. Attablé chez McDo, le petit peuple, incroyant, regarde passer la procession de ceux qui font son salut.