Grandes gueules

Les ponts nous tombent sur la tête

Les ponts nous tombent sur la tête. L’eau nous empoisonne. Les hôpitaux souffrent d’asphyxie. Les écoles n’ont plus de livres. Heureusement, l’économie va bien.

C’est de la faute de personne si les ponts nous tombent sur la tête. L’erreur est humaine. Si les avions tombent, pourquoi pas les ponts? Les ingénieurs ont fait leur travail. La Ville de Laval a fait son travail. L’entrepreneur a fait son travail. Les inspecteurs du gouvernement ont fait leur travail. Mes condoléances, chère madame, chers enfants.

Et si, par hasard, le coroner qui porte mon nom trouvait une quelconque responsabilité sous les décombres? Oh! le beau procès! Oh! les beaux dommages et intérêts! Mais il a besoin d’en avoir de grosses et de bien poilues, le coroner Michel Trudeau.

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J’écoutais le maire de Laval et le ministre Chevrette nous parler du drame de l’autoroute 15 avec des têtes de politiciens ontariens, avec la gueule de ceux qui ne peuvent pas tout contrôler, qui ne peuvent pas parler à tous les fonctionnaires et prêter foi à tous les ouï-dire; et je me disais qu’on avait là l’exemple parfait de la bêtise humaine. Pas la leur, la nôtre. La bêtise qui nous fait croire au marchandage politique qui, en échange d’une réduction d’impôt, nous fait faire une pipe à l’entreprise privée.

Ah! Elle est belle, l’entreprise privée. Rien contre. C’est stimulant, l’investissement, la Bourse, la création d’emplois, l’entrepreneurship, la Qualité Totale, la production Juste-à-Temps et la recherche de l’excellence. C’est grisant, les coupages de rubans et les participations aux caisses électorales. Sauf que l’entreprise privée, au contraire de l’État, ne peut pas se permettre une qualité non assortie d’un profit. Pas par malhonnêteté, mais parce que c’est la condition même de l’entreprise, soumise à la concurrence, qui l’exige.

Oubliez ça, ce n’est sûrement pas le cas pour l’autoroute 15. Personne n’a commis d’erreur. On le sait déjà. Ils nous l’ont dit. Ou alors c’est le béton qui a figé de travers. C’est le béton, le coupable. Comment on pourrait incriminer des molécules, vu qu’on ne sait jamais comment elles s’agiteront, les molécules de béton. Au fond, les coupables, les vrais, c’est nous, les électeurs de ces gouvernements allergiques à la responsabilité, des gouvernements qui prennent des gueules d’enterrement pour les conférences de presse, mais qui, sachant qu’un battement d’aile sous les tropiques déclenche un typhon dans le Pacifique, continuent de maquiller sous des gueules d’enterrement les ravages de leur désengagement au profit du privé.

La règle est toute simple. On apprend ça en économie, au secondaire. Pour survivre, l’entreprise privée doit faire le plus de gains possibles avec le moins de dépenses idoines. L’entreprise responsable est un concept fouriériste qui n’existe que dans les expériences pilotes du socialisme utopique. La vraie de vraie réalité de l’entreprise privée s’installe derrière les portes closes:
«Ouais, Rod, le Contrôle de Qualité me dit qu’on peut aller jusqu’à moins 12 de contrainte, les risques passent à 6 % mais on sauve cent mille puis, over end above, avec la différence de profit, on mange le cautionnement. Qu’est-ce qu’on fait?» Et vous, à leur place, que feriez-vous?

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Les ponts nous tombent sur la tête. L’eau nous empoisonne. Les hôpitaux souffrent d’asphyxie. Les écoles n’ont plus de livres. Heureusement, l’économie va bien. Mes condoléances, chère madame, chers enfants, et on passe à autre chose.

Je suis passé plus qu’à autre chose. Je suis passé proche. J’étais sous le pont, avec ma blonde, vingt minutes avant l’effondrement. Je suis passé par là, comme plein de gens qui, aujourd’hui, se posent peut-être les mêmes questions sur la solidité des ponts, sur la qualité de l’eau, de l’air, des soins médicaux et de l’instruction, à une époque où l’on nomme un financier ministre de l’Éducation.

Au Canada, on laisse les gens d’affaires diriger le pays. L’État n’intervient qu’à petites doses: qui avec sa petite subvention, qui avec son budget provisoire, selon le cas.

On y va à petits pas dans la rénovation de la culture politique, pour ne pas effrayer l’entrepreneur qui pourrait bien, qui sait, aller se faire voir ailleurs. On se prend un pont sur la gueule de temps à autre, mais ça fait encore moins de morts, toute proportion gardée, que l’effondrement de la Bourse, suicides de courtiers inclus.

Y en a qui pensent comme ça, je vous jure.