Grandes gueules

Je t’aime, papa

Ils étaient des milliers à s’émouvoir du deuil d’un enfant de vingt-huit ans penché sur le cercueil de son père de quatre-vingts ans. Ils étaient des millions à se gourmer d’orgueil parce que le dictateur Castro rendait visite au cher homme disparu. Et ils n’étaient que quelques-uns à réagir devant l’image d’un petit Palestinien qui a probablement dit, lui aussi, "Je t’aime, papa", avant d’être assassiné dans les bras de l’homme qui tentait de le protéger des balles israéliennes.

L’essentiel de ce qu’a été Trudeau réside dans la façon de l’enterrer: un show. Ce que nous sommes comme peuple repose en paix dans la mémoire disparue: des soubresauts de courage qui jalonnent des siècles d’indifférence. Et je ne parle pas de l’indépendance du Québec. Je ne parle pas du fait français. Je parle de nos prétentions à nous imaginer idéologiquement plus gros que ce que nous sommes en réalité. Le Canada est un petit pays sans envergure parce que ses politiques n’ont ni l’allure ni l’allant d’un quelconque projet de société. Trudeau n’en avait pas davantage sinon celle de sa propre mise en scène.

"Je t’aime, papa." Voici cinq balles dans mon petit corps…

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Oh, qu’elle était belle, l’unanimité entourant l’enterrement de ce chef patricien qui a toujours eu du mal à cacher son mépris pour la plèbe! Oh, qu’il était beau, mais gênant, le silence de tous les commentateurs, professionnels de l’information, porte-voix des organisateurs des partis politiques qui, on l’aura bien compris, se sont servis de l’événement comme tremplin pour la prochaine campagne électorale.

"Je t’aime, papa." De cinq trous rouges s’écoulait cette vie qui ne nous intéresse pas. Loin du Canada.

Il est parti dans une pirouette magistrale et ses commettants se sont transformés en acteurs pour nous mimer sa dernière grimace. Il nous a tiré la langue, fait un dernier doigt d’honneur. Moralité: nous ne valons pas davantage que ce mépris foncier. C’est le véritable héritage que Trudeau nous a laissé. "Regardez-vous, dit-il, tous autant que vous êtes. Vous préférez le spectacle à la vérité et Dieu m’est témoin que je vous en ai donné!"

Serait-ce là son véritable apport? Il avait vu clair en nous, Québécois, Canadians: nous sommes des incultes, des indifférents, de la pâte à modeler.

"Je t’aime, papa." Le sang, dans le sable, ça disparaît si rapidement…

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Qu’ils "mangent d’la marde", les assistés sociaux, les travailleurs en grève, ceux qui refusent leur condition et qui ne pensent pas comme moi – même si papa enseigne tout le contraire à ses fistons. Qu’ils aillent se faire foutre, les Cubains démocrates, prisonniers ou de la dictature, ou du crime organisé. Qu’ils se foutent le doigt dans le cul, les écrivains et les chanteurs, les journalistes et les rockers qui ont la malchance de vivre au temps des mesures de guerre.

Nous méritons tous le mépris de cet homme-là.

"Je t’aime, papa." Comme un grand cri, un père déchiré par l’impuissance de la bêtise humaine, le cul dans le sable, tente de retenir le souffle de son fils.

Nous sommes prompts à nous émouvoir sur une vie remplie d’argent, de conquêtes, de pouvoir et d’honneurs; mais si inertes devant ce que de telles vies, celles de nos ministres et de leurs lobbyistes, celles de nos députés et de leurs bailleurs de fonds, impliquent de fourberies, de mensonges, d’alliances et de désintérêt.

"Je t’aime, papa." C’est tout ce que l’on retiendra du mépris, jusqu’à ce que Justin (devenu député ou, qui sait, premier ministre – chez nous, on aime tellement les contes de fées) aille fouler le sol de Palestine dans une nouvelle mission de paix aussi stérile que médiatique, dans vingt ans peut-être, quand on aura tué cent mille enfants de plus.

Pleurons en choeur sur un vieux dandy narcissique. Confortons-nous dans l’idée fausse qu’il était un grand homme et, donc, que nous sommes un grand peuple. Retrouvons le sens de notre humanité devant un jeune noble en représentation devant les caméras, criant "Je t’aime, papa" à la barbe des gars de Lapalme aujourd’hui disparus, parce que ce vieillard-là avait du chien, celui d’envoyer chier tous ceux qui ne l’intéressaient pas.

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Moi, mon papa, je l’aimais aussi. Il avait cinquante ans quand il est mort; j’en avais quinze. Cette peine, parce qu’elle est du ressort d’une douce agonie naturelle, propre à la vie en démocratie, et si pénible fût-elle, ne mérite pas un tel show.

Son étalage devient scandaleux quand, la même journée, on perce de balles un enfant né dans le mauvais pays. Et qu’on s’en fout.