On se fait prendre de court à chaque élection; on n’est jamais vraiment prêt à faire un choix quand vient le moment d’aller voter. Parce que les bulletins de vote sont toujours incomplets. Il y manque une dernière ligne: aucun(e) de ces candidat(e)s.
Voter, c’est mettre une croix sur notre pouvoir de citoyen le temps que dure le mandat des élus. Jean-Jacques Rousseau le disait déjà au dix-huitième siècle dans Du contrat social, lorsqu’il écrivait à propos du régime parlementaire britannique dont nos gouvernements fédéral et provinciaux sont les héritiers directs:
"Le peuple d’Angleterre pense être libre; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde."
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Dans un régime parlementaire comme le nôtre, ce qu’on appelle la démocratie se réduit au droit de cautionner des dictatures à court terme. On exerce notre liberté le jour des élections, et dès le lendemain, les élus sont libres de faire ce qu’ils veulent jusqu’à l’approche d’un prochain scrutin: c’est-à-dire jusqu’au moment où le parti au pouvoir juge que les conditions sont favorables à sa réélection. Des conditions que le gouvernement est par ailleurs en position de rendre d’autant plus favorables en annonçant, en temps opportun, des réductions d’impôts et tout le tralala de nananes électoraux qui peuvent lui attirer la caution de l’opinion publique.
Les élections ne servent qu’à donner force de loi aux sondages d’opinion.
Les élections parlementaires ne sont qu’un semblant de démocratie. Notre liberté se réduit à la possibilité de sélectionner la couleur de nos pions pour jouer un jeu dans lequel la couleur des pions ne change rien aux enjeux. Libéraux, Bloc et Parti québécois ou Alliance; au fédéral, au provincial comme au municipal, peu importe qui est au pouvoir ou dans l’opposition (avec peut-être le NDP pour unique exception): ce sont de toute façon les grandes corporations qui imposent les règles et qui gagnent la partie.
Comme l’écrivait Henry David Thoreau, il y a cent cinquante ans, dans La Désobéissance civile, celui qui "accepte de choisir un candidat parmi ceux qu’on lui soumet, fait ainsi la preuve qu’il est lui-même prêt à se soumettre à tous les desseins du démagogue".
Lors de toute élection, la véritable voix de l’opposition s’exprime par l’abstention. Le problème, avec notre système parlementaire, tient au fait que les abstentions ou les votes annulés n’ont aucun poids politique, tout simplement parce qu’ils ne sont pas dénombrés. On est forcé de voter pour quelqu’un: il n’y a pas moyen de voter contre!
Il faudrait, afin de donner vraiment voix à l’opposition, constituer une coalition de façon à faire des pressions dans le but d’introduire un amendement aux lois électorales fédérale, provinciale et municipale, dont le libellé pourrait ressembler à ceci:
Lors de toute élection, chaque bulletin de vote présente, à la suite de la liste des candidats et candidates, un texte encadré contenant la mention: "Aucun(e) de ces candidat(e)s." Lorsque, dans une circonscription électorale, la mention "Aucun(e) de ces candidat(e)s" récolte la majorité des voix (selon le principe de la majorité simple qui régit notre système d’élection), cette circonscription doit alors retourner aux urnes jusqu’à ce qu’un(e) des candidat(e)s remporte la majorité des voix. Lorsque la mention "Aucun(e) de ces candidat(e)s" récolte la majorité des voix dans la majorité des circonscriptions, l’élection générale est annulée, et le gouvernement doit alors déclencher de nouvelles élections jusqu’à ce que les candidats et candidates d’un même parti récoltent la majorité des voix dans la majorité des circonscriptions.
Pareille réforme ferait en sorte que les candidats risqueraient non seulement de perdre leur élection, mais de perdre la face! À chaque scrutin, la crédibilité même du pouvoir serait en jeu. Elle n’introduirait évidemment guère plus qu’un grain de sable dans les rouages de la machine électorale. Mais à la longue, ce petit irritant pourrait finir par l’enrayer.
Aussi serait-il bien étonnant de voir l’un ou l’autre des grands partis endosser cette proposition. On ne voudra pas en entendre parler, parce que cette modeste réforme aurait pour conséquence de faire enfin entendre ce que tous les partis veulent taire: les voix de la dissidence.
En attendant, puisqu’on ne gagne rien à voter, aussi bien voter perdant: pour le Bloc Pot, ou quelque groupuscule communiste…