Grandes gueules

Le Grand Complot

"El pueblo unido…"

Ça vous dit quelque chose? L’ère Allende, les années chaudes… Ils criaient: "El pueblo unido, jamas sera vincido." Mais ce n’était pas les années 70. C’était pendant les manifestations contre la réunion du G-20, en octobre dernier à Montréal. Par hasard, je me suis retrouvé au milieu des manifestants, ignorant ce qui se passait devant le Sheraton du boulevard René-Lévesque. J’ai eu un frisson. J’aurais entendu "Soldats du Christ, à l’avant-garde!" comme pendant les grandes processions religieuses de mes années d’enfance, que l’effet aurait été le même.

Ce qui me frappe dans le grand courant antimondialisation qui descend dans la rue au moindre prétexte, c’est sa ressemblance avec une certaine croyance religieuse militante.

Excusez, mais on n’a pas vécu pour rien. Quand on voit repasser le vieux train de la bêtise bêlante, on a bien le droit de dire qu’on l’a déjà vu.

Ce qu’on a déjà vu, c’est la réduction du monde en deux camps: d’un côté, les forces du Bien, bruyamment vouées à sauver le monde; de l’autre, les forces du Mal, obscures, louvoyantes, comploteuses. En termes savants, on appelle ça du manichéisme. Un bel exemple contemporain de cette maladie de l’esprit: l’islamisme, entré en guerre sainte contre le grand Satan occidental. Un exemple historique: l’antisémitisme nazi. Le juif y incarnait le Mal absolu, partout présent et partout camouflé, mijotant en secret ses sombres complots. Il y a toujours dans le manichéisme ces ingrédients-là: les forces du Mal sont souterraines, elles oeuvrent dans le secret de sociétés obscures et impénétrables, elles fabriquent un vaste complot que les forces du Bien ont justement pour tâche de mettre au jour.

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Les militants antimondialisation ne sont ni islamistes, ni nazis, ni sans doute antisémites. Mais ils sont devenus vachement manichéens. C’est cette pente-là qui est dangereuse.

Écoutez-les parler et crier, ces militants. Ils parlent de mondialisation comme les islamistes parlent du grand Satan occidental. Ils ont identifié le Mal. Le Grand Complot.
Que font les partisans de la mondialisation? Ils trament des accords secrets, se réunissent à huis clos, ils ont des agendas cachés…

La mobilisation des foules autour d’objectifs aussi primaires et, répétons-le, aussi manichéens, est la forme de politique la plus explosive, la plus porteuse de violence aveugle. Elle ne fait pas appel à la raison mais à des sentiments frustres, à des réflexes brutaux, à des comportements viscéraux.

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Car la mondialisation, ce n’est ni l’enfer ni le paradis. Ce n’est pas bêtement l’exploitation capitaliste du tiers-monde comme veut nous le faire croire Philippe Duhamel, le militant d’Opération SalAMI interviewé dans Voir la semaine dernière. Les militants sont toujours simplistes. La mondialisation apporte son lot de complications, d’erreurs, de gâchis; mais éliminez demain matin les vastes réseaux d’échanges commerciaux et financiers qu’on appelle mondialisation et vous assisterez aussitôt à une augmentation universelle de la misère.

Le monde ne s’est jamais enrichi autrement qu’en agrandissant les réseaux d’échanges, c’est une vieille histoire. Que la mondialisation actuelle ait pris une ampleur qui commande de nouveaux outils de contrôle, une nouvelle approche politique, tout le monde en convient.

Et c’est justement pourquoi il est important que des gens se réunissent, que des ministres en débattent, que des forums tentent de mettre au point des accords, des barrières, des signaux, des façons de prévoir et d’éviter les crises. Et c’est également pourquoi il est important que les journalistes fassent bien leur boulot.

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Il y a encore des "journaleux" qui nous disent que c’est le peuple en marche dans les rues qui a fait échouer la réunion de Seattle. Faut-il être ignorant! Cette réunion aurait échoué même sans aucun militant dans les rues. Car c’était, en dehors des Nations unies, le plus grand forum de représentants nationaux jamais constitué autour d’un ordre du jour aussi vaste. Une sorte de tentative de gouvernement mondial de la mondialisation. La leçon de Seattle, ce n’est pas que le "pueblo unido" a vaincu, c’est qu’il faut aborder les problèmes de façon plus méthodique, avoir des objectifs mieux définis, des forums mieux ciblés.

Ceux qui nous disent que tout cela se déroule en cachette ont intérêt à maintenir la fiction du Grand Complot. Encore faut-il faire l’effort de préférer l’information à ses croyances.