Grandes gueules

École-commerce, parent-client

À quand les bulletins renfermant des coupons-rabais de chez Canadian Tire?

L’évolution du bulletin scolaire reflète celle de notre société, avec tous les avantages et les inconvénients que cela suppose. Cependant, la perplexité est de mise lorsqu’on prend connaissance des nouvelles approches qui ont été proposées par le ministre Legault.

La société marchande étend ses tentacules dans tous les secteurs de la société et traite la nouvelle génération en consommateurs présents et futurs. Profitant des coupures budgétaires imposées à l’éducation, elle a réussi, ces dernières années, non seulement à mettre le pied dans les cégeps et universités mais à rendre vulgaire notre conception de l’enseignement. Par société marchande, j’entends les principaux acteurs, soit les entreprises, mais aussi ceux qui leur ont emboîté le pas plus ou moins consciemment, dont le ministère de l’Éducation, les parents, les pédagogues, les directions d’école, les professeurs, les étudiants.

Bref, nous avons cédé.

Cette tendance à peine perceptible à ses débuts est bien établie aujourd’hui et n’importe quel observateur attentif en notera les manifestations, surtout s’il a décidé d’avoir des enfants et de s’impliquer dans l’école. Il deviendra alors le spectateur impuissant d’une zone sinistrée qui tente de faire bonne figure en utilisant, à son tour, le langage marchand.

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Les parents travaillent dans des entreprises qui vendent des produits et des services, et ils baignent dans cette culture. Comme ils consomment à leur tour des produits en quantité importante, il leur est bien difficile d’échapper à la tentation de considérer l’école comme partie intégrante de ce système.

Face à cette tendance, l’école a réagi en troquant son visage d’institution contre une culture d’entreprise offrant des services, tout en faisant concurrence aux autres écoles – situation incongrue qu’encourage l’attitude des parents qui "magasinent" l’école de leur enfant et lisent des dépliants de mise en marché désignés par le terme inexact de "projet pédagogique". Du coup, ils voient dans cette publicité le produit qui leur convient, en oublient leur vigilance parentale et, perdus dans leur pensée magique de clients, voient déjà leur enfant avec le diplôme convoité.

Avec une inconscience risquée, ils délèguent volontiers à l’école un rôle d’encadrement qu’ils devraient assumer les premiers. Et pourtant, aucune garantie n’est fournie avec cet "achat"! Il n’y a ni retour ni remboursement ni échange. On ne peut pas s’adresser à l’Office de la protection du consommateur si l’enfant ne sait pas lire, écrire et calculer correctement après son primaire ou son secondaire.

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Pour leur part, les jeunes respirent l’air du temps, et le consumérisme est devenu leur seconde nature. Face à ce constat, les professeurs ont du fil à retordre. L’enseignement s’est transformé en entreprise de vente et de séduction. La matière doit se "consommer" sans trop d’efforts, comme la télévision, comme les jeux vidéo. Le silence et la discipline constituent des contraintes incompréhensibles.

La classe est un lieu d’interaction perpétuelle, où idées et créativité fusent tous azimuts, ce qui prouve heureusement la vitalité des jeunes; mais cette énergie se déploie au détriment de l’articulation correcte de la pensée. Avec le temps, bien s’exprimer verbalement et par écrit est devenu une curiosité, une grâce qu’on reconnaît aux étudiants qui en sont atteints, presque par accident.

Curieusement, ce visage commercial de l’école masque complètement le vécu des directions et des professeurs, en proie à un manque indécent de budget et de ressources, et composant tous les jours avec une bureaucratie complexe, une jeunesse à la recherche de limites claires et des parents finalement incrédules devant la réalité. Le résultat malsain de cette situation apparaîtra dans un curieux "bulletin-produit", où, après avoir eu droit au langage vendeur de l’école et à la langue de bois de la Réforme, le parent-client prendra connaissance d’un discours schizophrénique qui l’informera des résultats de son enfant avec un maximum de complaisance, épargnant du coup les étudiants-consommateurs d’une réalité qu’on les croit incapables de gérer.

Il reste encore des parents, des directions d’école et des professeurs lucides qui assistent, impuissants, à la dégradation des exigences, franchement désolés pour les jeunes, capables de beaucoup plus. Au Québec, l’avènement de ce Meilleur des mondes est doublement menaçant, en raison de notre précarité culturelle.

Cela dit, la solution est toujours au coeur du problème. Il reste à nous pencher sérieusement sur les valeurs que nous sommes en train de transmettre à nos enfants, à travers notre comportement.