Élevée au rang d’art, la propagande est d’autant plus fallacieuse qu’elle endort tout discours critique. Depuis une semaine, l’intelligentsia québécoise semble anesthésiée par le dernier long métrage de Pierre Falardeau, 15 février 1839. À un point tel que, dans le concert d’éloges unanime que ce film suscite dans les médias francophones, personne n’ose discuter de la vraie nature de l’oeuvre.
15 février 1839 est un film de propagande. Il a été conçu pour faire vibrer la fibre nationaliste du peuple québécois. Le réalisateur ne s’en cache pas. Dans les multiples entrevues qu’il a accordées, Falardeau répète que ce projet lui tenait à coeur parce qu’il s’insère dans un débat politique contemporain.
Selon lui, les injustices commises contre les Patriotes, après la Rébellion de 1837-1838, illustrent le désir séculaire d’un peuple colonisé de se "libérer de ses chaînes". L’histoire du chevalier De Lorimier et de ses compagnons d’infortune explique, deux siècles plus tard, notre impasse constitutionnelle. Ou encore, pour utiliser le vocabulaire falardesque, que nous sommes "un peuple opprimé qui mange de la marde"!
Serait-ce parce que je n’ai point la conviction que les Québécois se nourrissent d’un tel plat, mais son récit de la pendaison de cinq Patriotes condamnés par le Régime britannique m’a laissé de glace. Malgré les grandes qualités artistiques du film (le travail des concepteurs et du directeur photo, Alain Dostie, est remarquable), 15 février 1839 n’est certes pas le chef-d’oeuvre annoncé.
Si un cinéaste canadien avait réalisé le même film, du point de vue des Anglais, la presse culturelle francophone aurait ridiculisé l’entreprise en la qualifiant de propagande digne des Minutes du Patrimoine.
Loin de me toucher, 15 février 1839 a même produit l’effet inverse. Quand un projet de société se transforme en une foi aveugle, je prends mes distances. Et le nationalisme que véhicule Falardeau à travers son film fait partie de ce type de croyance fondée sur la passion plutôt que sur la raison. Il implique que l’on doit choisir son "bord", sous peine de trahison à la nation; et qu’il est louable de mourir sur l’autel des idéologies.
Ce nationalisme est archaïque, manichéen, belliqueux et dangereusement revanchard. Si c’est sur de telles prémisses que le citoyen Falardeau veut construire un pays, je comprends la peur de certains Québécois face à l’indépendance.
Par la bouche de De Lorimier (Luc Picard) et des personnages secondaires (des esquisses de personnages, devrait-on dire, tellement ils sont dépourvus de psychologie), le cinéaste affirme que la haine contre les Anglais est normale, car la fin justifie les moyens. Et, ô suprême valeur!, qu’un opprimé ne peut jamais pardonner à son oppresseur – fût-il simple soldat. Dans une scène pathétique, un militaire anglais l’implore de comprendre qu’il n’est pas un démon, mais un homme comme un autre; De Lorimier ne bronche pas.
Les convictions politiques de Pierre Falardeau tombent parfois dans le mysticisme avec le personnage du bon curé (Julien Poulin). Malgré l’historique connivence entre le clergé canadien-français et le pouvoir britannique, le cinéaste a trouvé le moyen d’avoir l’approbation divine. "Dieu peut comprendre ça", rétorque le curé en donnant l’extrême-onction à De Lorimier qui refuse de pardonner aux Anglais. Cela me rappelle le film Head On dans lequel un Grec dit à la blague à un chauffeur de taxi turc: "Ton arrière-arrière-grand-père a violé mon arrière-arrière-grand-mère: je dois obligatoirement te détester"!
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Puisque la foi nationaliste est le moteur du film, 15 février 1839 exhale un parfum de sacré. Religieux, dans sa facture; ce huis clos dégage une atmosphère qui rappelle Thérèse, d’Alain Cavalier. (Par moments, on se croirait davantage dans un monastère que dans une prison!) Et religieux, dans sa symbolique; pour le créateur d’Elvis Gratton, les victimes sont toutes des martyrs sanctifiés par la cause indépendantiste.
Outre quelques anachronismes et erreurs historiques propres à une oeuvre de fiction, 15 février 1839 passe curieusement par-dessus la barrière des classes sociales entre les Patriotes paysans et bourgeois (comme De Lorimier, un notaire, ou Papineau, un avocat). De la part du réalisateur du Temps des bouffons, un tel raccourci sociohistorique laisse songeur…
Mais cela s’explique: l’art de la propagande ne peut se permettre le luxe de douter ou de nuancer. Dans une scène, un prisonnier verse un char d’insultes en français à un soldat anglais qui n’y comprend absolument rien. Un banal exemple de l’incommunicabilité entre les cultures. Pourtant, le public rit abondamment. C’est connu, la propagande flatte les masses dans le sens du poil, qu’importe si elle reflète la bêtise humaine.
Falardeau se défend d’avoir démonisé ou caricaturé les gardes britanniques: "Est-ce qu’on reproche à La Liste de Schindler de nous montrer de méchants soldats nazis?" rétorque-t-il. Non, justement, car le film de Steven Spielberg met en lumière l’implication d’un industriel ALLEMAND pour sauver la vie de milliers de JUIFS…
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Le problème de 15 février 1839 tient à une chose: Pierre Falardeau a sacrifié l’humanité de ses personnages pour en faire les symboles d’une cause. On est bien loin de La Grande Illusion. Dans son chef-d’oeuvre réalisé en 1937, Jean Renoir met en scène des prisonniers allemands durant la Première Guerre mondiale. Ils forment une micro-société, avec les nuances que cela implique. En pleine montée des forces de Hitler, Renoir voulait nous mettre en garde contre l’oppression nazie.
Mais le réalisateur français place à l’avant une solidarité humaine qui dépasse la politique, les origines ou les peuples. Aucun sentiment bas ou aucune trace de haine n’anime les personnages de La Grande Illusion. Seulement une grandeur d’âme. Pour Renoir, l’individu est plus important que l’idéologie. Car les idéologies divisent les gens au lieu de les unir. Tout le mal est là.
"La seule guerre qui vaille, c’est celle que chacun mène contre soi-même", disait Rimbaud. Le plus désolant dans 15 février 1839, c’est de constater que Falardeau, malgré ses prétentions, ne tire aucune leçon de l’Histoire.
Car, au-delà du devoir de mémoire, l’Histoire nous enseigne que le sang de trop d’hommes et de femmes a été versé pour glorifier des héros ou des tyrans.