Ma chère Brigitte, tu enseignes comme moi depuis cinq ans le français au cégep et il te prend déjà des désirs d’abandon.
Bien sûr, tu caches au fond de toi ces pulsions inavouables puisque tu sais qu’elles ne sont pas écoutées. Après tout, tu n’es pas entourée de l’aura intouchable et sacrée des médecins; tu ne bénéficies pas de l’élan de sympathie que suscitent dans le public les cris des infirmières; on ne craint pas tes grèves comme celles des policiers. Non, toi, tu n’es qu’une prof, tu portes tes grandes vacances comme une maladie honteuse, et on te cantonne à ton clan de lépreux: "Ah, vous, les profs, vous êtes toujours en train de vous plaindre!" Ils ne comprendront jamais, alors tu laisses dire et gardes ta détresse pour toi.
Celle-ci te ronge le coeur de plus en plus, je sais. Mais lâche pas, Brigitte.
Après tout, ton désarroi découle sans doute du quotidien précaire qui assomme les jeunes profs. Le téléphone qui sonne, le directeur des ressources humaines qui te demande de remplacer au pied levé un collègue en burnout.
Il est 17 h, tu entres en classe à 8 h, le lendemain. Tu bourres ta cafetière et entreprends une belle nuit blanche de travail. La première d’une longue série, puisque tu n’arriveras jamais à trouver assez de temps pour préparer tes cours à l’avance. Quand arrive la mi-session et que les étudiants vont faire du ski pendant que tu corriges tes 140 dissertations, tu as l’air plus fripée que ton arrière-grand-mère. Ce n’est pas une vie, je suis d’accord, Brigitte. Mais c’est temporaire, tout ça.
Bon, tu vas me dire que les profs d’expérience sont aussi sur les genoux. Mais il faut garder espoir, parce que, heureusement pour nous, on a un ministre vraiment responsable, et décidé à régler le problème une bonne fois pour toutes. Non, non, je te jure, il ne permettra pas bien longtemps des classes de 45 étudiants dans une salle qui ne comporte que 40 places; il va débloquer des fonds pour engager davantage de profs et alléger le fardeau de notre tâche. Sois juste un peu patiente, Brigitte, le temps qu’ils se calment les nerfs, à la Santé, à propos des vieux et du cancer.
Ce n’est pas vrai, notre ministre ne gère pas les écoles comme une compagnie aérienne, selon les profits et pertes. S’il nous a envoyé une directive stricte exigeant une augmentation de 5 % du taux de réussite, c’est qu’il a confiance en notre compétence. Je sais, cela fait mal d’être rendu seul responsable de la réussite d’étudiants qui arrivent tout nus à leur examen, sans aucun document, et qui demandent d’une voix ensommeillée s’il faut avoir lu le roman lors du contrôle de lecture. Une étudiante m’a même prise à partie en pleine classe en me disant: "Si tu ne rabaisses pas tes exigences, ça ne me dérange pas, mais je ne passerai pas le cours." Et j’ai vu manifester contre la taxe à l’échec un étudiant qui avait échoué par trois fois à cause de son absentéisme. Nos étudiants sont les dernières personnes à devoir participer à leur réussite. Mais comme me disait l’un d’entre eux: "Tu es là pour ça, hein, Marie? Alors, sauve-moi!"
En fait, quand on décide d’enseigner, c’est par amour des jeunes, qui nous arrachent un sourire en disant, dans les corridors: "Heye, man, y est cool, finalement, Baudelaire!" C’est parce qu’on ne peut pas se passer de leurs éclats de génie, de leurs peines d’amour, qui échouent inévitablement dans notre bureau, de leurs cartes de Noël et des petits mots affectueux qu’ils ont glissés en rougissant au bas de leurs dissertations finales. Juste pour eux, Brigitte, il faut continuer.
Car tu es une ursuline réinventée. On te demande d’assumer ta vocation, de te voiler d’abnégation, de taire tes doutes, de consacrer ta vie à ton dieu, même s’il te chie dans les mains. Novice, tu as déjà perdu l’illumination et penses à défroquer. Garde espoir, la société ne t’abandonnera pas encore bien longtemps dans ta cellule.
Moi, je n’en peux plus, j’abandonne. Mais toi, lâche pas, Brigitte.