Mon âme désespérément romanesque m’a poussée à m’installer à Québec. J’aime flâner en touriste dans cette carte postale. J’aime y croiser ses fonctionnaires sans histoire, ses vieilles dames et ses enfants. Non, je n’ai pas peur des clichés. Québec en est un, de tranquillité et de joie de vivre.
Mais depuis quelques jours, le cliché a changé. Sur la paix et la beauté, on a plaqué un mur. Une fois monté, il fera dix pieds de hauteur et s’étendra sur des kilomètres. Il nous ceinture. Il nous étouffe.
Non, je ne fais pas dans le mélo. Nous vivons en ce moment à Québec une situation surréaliste. Actuellement, dans la capitale, la liberté individuelle et les droits fondamentaux ne sont qu’hypocrisie souriante pour politiciens avertis.
Car il y règne un climat de paranoïa et d’intimidation hors du commun. On a installé des caméras un peu partout. Plusieurs militants anti-mondialisation ont reçu la visite de la GRC. Des "zindividus" ont été longuement suivis par une voiture banalisée avant que leur identité ne soit contrôlée sous prétexte qu’ils n’avaient pas traversé la rue au passage piétonnier. On en interpelle d’autres par leur nom pour leur faire bien comprendre qu’ils sont connus, fichés, surveillés.
Sur toutes les chaînes de télé circulent les images des manifs d’Ottawa et de Toronto, où des hommes en noir, casqués, masqués, armés, dominent la foule, le doigt sur la gâchette. Gros plan sur le nouveau joujou des anti-émeute, si massif qu’il donnerait des complexes à Rambo. Vous savez, ils utiliseront des balles en plastique, oui, oui, comme en Palestine. Si la tendance se maintient, cela va certainement tourner à la violence, alors tant qu’à ériger des barricades, autant les déployer autour de votre sous-sol.
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Au Québec, on est si peu habitué à la violence qu’on ne sait plus la reconnaître. Petit Robert lui-même s’en scandalise: "Faire violence: agir sur quelqu’un ou le faire agir contre sa volonté, en employant la force ou l’intimidation." La violence, elle est déjà à Québec; depuis plusieurs semaines, elle occupe l’hôtel Hilton et domine la ville.
Sans même avoir reçu un seul coup de matraque, les citoyens sont déjà assommés. Dépossédés de leur ville, ils n’osent même pas protester, organiser par exemple une fête de quartier pour dénoncer la présence de ces "barbelés" qui briment leurs habitudes quotidiennes. Car ils savent que cela pourrait mal tourner. On le leur a presque promis.
Bien sûr, dans ces circonstances exceptionnelles, un système de sécurité s’imposait. Mais il y a quand même une marge entre sécurité et mesures de guerre, non? D’ailleurs, pouvez-vous me dire pourquoi les organisateurs de ces Sommets s’entêtent à tenir leurs activités en pleine ville s’ils ne veulent pas être dérangés? C’est quand même un fameux paradoxe, non? S’ils ne veulent surtout pas nous entendre, pourquoi ne se réunissent-ils pas hors de la civilisation? La fameuse Area 51, par exemple, cette base ultrasecrète où les Américains testeraient des prototypes aériens d’après l’intelligence extraterrestre: n’est-elle pas le lieu tout indiqué pour décider du sort du monde dans l’ordre et le silence?
En attendant, quand je me promène rue Saint-Louis ou rue Claire-Fontaine, je me sens dans un ghetto. Les gens que je croise regardent par terre, le visage gris, honteux de subir, sans mot dire, le viol de leur liberté individuelle.
Le plus drôle, c’est de voir contre qui a été orchestrée cette chasse aux sorcières: des manifestants qui, hormis quelques têtes brûlées – c’est inévitable -, ont des âmes de Mafalda. Une petite fille qui affiche sa carte du monde à l’envers, lassée de l’impérialisme de l’hémisphère nord, et qui soigne son globe terrestre comme sa poupée malade. Elle monte de son Argentine accompagnée de sa minuscule copine Liberté, pour dire à Oncle Sam qu’elle n’aime pas la soupe qu’il lui a servie.
Si on la lui fait avaler de force, bien sûr qu’elle va la recracher.