Artistes et critiques sont des frères ennemis. Robert Lévesque, Luc Boulanger et Robert Lepage n’ont pas inventé la querelle. Mais on commence à en avoir un peu ras le cerveau de ce débat narcissique, fort houleux en France depuis l’affaire Leconte, entre ceux qui font et ceux qui défont les oeuvres.
Il y a au moins une chose sur laquelle on va se mettre d’accord: aujourd’hui, on appelle "critique" à peu près n’importe qui et son cousin. On obtient ce statut-là dès qu’on dit qu’on aime ou qu’on n’aime pas quelque chose, qu’on écrit, qu’on cause culture, qu’on étale ses émotions devant les shows qu’on a vus. Mais si c’est cela, être "critique", pourquoi aurais-je besoin d’un spécialiste pour me dire qu’il aime ou n’aime pas ce que j’ai fait? Je peux le demander à n’importe qui dans la rue. Aimer ou pas, c’est pas de la critique, c’est du "spectatorat".
Le phénomène de la vulgate "criticailleuse" prend de l’ampleur. Déjà, sur Internet, on accumule les commentaires de qui veut bien à propos de n’importe quoi. Je n’ai pas aimé Traffic ou Cartel? Je pitonne sur l’ordinateur et je vais pondre un petit texte sur le site de Cinéma Montréal pour donner mon avis. Vous n’aimez pas ce que j’écris maintenant? Faites-le savoir sur le site de Voir. C’est convivial, c’est satisfaisant pour l’ego et rassurant pour le jugement.
C’est écrit quelque part, c’est donc que je suis quelqu’un et que j’ai des idées…
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Une anecdote fort amusante illustre très bien, d’après moi, le problème de la critique au Québec.
Je produis une série de télé écrite par Paul Houde et qui devrait s’intituler Faux Départ. L’histoire raconte la vie d’un personnage qui se débat dans le merveilleux monde de l’athlétisme. Paul venait de commencer l’écriture de la série lorsqu’une petite conférence de presse fut tenue pour l’annoncer.
Dans son édition du 7 au 13 avril 2001, l’hebdo Échos Vedette publiait deux coups de gueule, côte à côte. Le premier, signé par Cusson, allait dans le sens des Boulanger, Lévesque et Baillargeon pour dénoncer l’attitude de Robert Lepage. L’autre, sur à peine un demi-feuillet, intitulé À vos marques! Prêts? Bâillez! et signé Sylvain Prevate, était une destruction avant la lettre de la prochaine série de Paul Houde.
J’ai appelé Sylvain pour comprendre comment on pouvait critiquer quelque chose d’avance, sans en connaître le contenu, puisqu’il n’avait ni lu ni vu quoi que ce soit… même pas pris la peine de questionner l’auteur. Ça donnait l’impression qu’il avait jeté les yeux sur le communiqué de presse et s’était dit: "Tiens, ça va être plate, m’as l’écrire dans le journal." Et il l’a fait…
"J’ai le droit d’écrire ce que je veux, me lança-t-il d’emblée.
– Vrai, lui ai-je rétorqué, t’as le droit d’aimer ou pas, c’est ton privilège le plus strict. De là à dire que c’est de la critique, c’est autre chose; mais par ailleurs, comment peux-tu détester quelque chose que tu ne connais pas encore?
– J’haïs ça, l’athlétisme…
– Oui, mais moi j’haïs la guerre, j’ai quand même aimé Apocalypse Now!
– C’est une page coup-de-gueule et dans un coup de gueule, on peut écrire n’importe quoi, ajouta-t-il…
– T’es sûr qu’on a le droit d’écrire n’importe quoi dans un coup de gueule? Par exemple, je pourrais écrire que t’es nul à chier comme journaliste, ça serait O.K.? Même si je te connais ni d’Ève ni d’Adam et que c’est sûrement pas vrai du tout?
– Mais c’est une blague, a-t-il surenchéri, tout le monde l’a pris au second degré! Mes lecteurs le savent, j’écris comme ça… T’es sûrement le seul à le prendre comme ça!"
De quel second degré parlait-il? Voulait-il dire qu’il avait hâte de voir la série même s’il disait le contraire? Je vous avoue ne pas avoir vraiment compris. Sylvain ne m’a pas vraiment expliqué non plus.
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Il n’y a plus de frontière entre la critique authentique et le "criage" de noms, les vomissures spontanées et les réglages de comptes. Voilà le problème. Et les critiques dits "sérieux" sont un peu responsables du dérapage dans les médias plus "légers" parce que l’analyse sérieuse des oeuvres est subordonnée à l’effet de style et à leurs états d’âme.
André Suarès disait du critique qu’il devrait admirer une oeuvre d’un esprit contraire au sien et dont tout le sépare; et, par la suite, qu’il devrait être plus sensible aux oeuvres de son temps qu’aux oeuvres du passé. Il disait aussi qu’un artiste avec beaucoup de science et de goût, mais sans préjugés et sans envie, ferait un excellent critique…
Si les médias se transforment en McDo culturel, rien de plus normal à ce que les critiques laissent leur place à des commentateurs se disputant le chapeau de l’employé du mois. Et que Robert Lepage se prenne pour le José Bové de la culture…