Grandes gueules

Qu’est-ce que l’Afghanistan?

– Rare témoin du drame du peuple afghan, le célèbre cinéaste iranien a décidé de réaliser un film sur le sujet, Kandahar (voir Événement). Dans un livre publié cette année (avant les attentats) et intitulé Nul n’a détruit la statue du Bouddha; le poids de la honte l’a effondrée (Éditions Ney), Mohsen Makhmalbaf juge l’indifférence totale du monde entier envers l’Afghanistan. Au lendemain du déclenchement des frappes américaines, ce texte revêt un caractère fort intéressant.

L’année dernière, j’ai assisté au Pusan Film Festival en Corée du Sud, où on m’a demandé le sujet de mon prochain film. Je répondis: l’Afghanistan. Et immédiatement la question qui suivit fut: "Qu’est-ce que l’Afghanistan?" Pourquoi en est-il ainsi? Comment se peut-il qu’un pays sombre aussi profondément dans l’abandon, au point que les habitants d’un pays asiatique tel que la Corée du Sud n’aient même jamais entendu le nom de cet autre État d’Asie qu’est l’Afghanistan?

Les raisons sont pourtant claires. L’Afghanistan ne joue pas un rôle positif dans le monde d’aujourd’hui. Ce pays n’est pas une puissance économique qui se démarquera par la qualité de l’une de ses productions ou exploitations. Ce pays ne dispose pas d’un capital scientifique qui pourrait lui être envié par le monde. Et enfin, ce pays ne dispose d’aucun capital artistique qui ait été l’objet d’une quelconque reconnaissance.

Néanmoins, aux États-Unis, en Europe, et au Moyen-Orient, la perception de l’Afghanistan est tout autre. Mais cette différence n’a rien de positif. Le nom Afghanistan est automatiquement associé aux problèmes suivants: trafic de drogue, fondamentalistes islamistes, guerre. Dans cette représentation consciente n’existe nul signe d’ordre, de paix ou de prospérité. De ce fait, aucun touriste ne rêve d’y voyager, et aucun commerçant ne pense à y faire des affaires.

Alors pourquoi ce pays ne sombrerait-il pas dans l’oubli! On pourrait en arriver à lire devant le mot Afghanistan la définition suivante: "Afghanistan, pays dont la principale ressource est la production de drogues (opium et héroïne), peuplé de guerriers sauvages et extrémistes, dont les femmes sont couvertes de voiles sans orifices aucuns". À tout cela rajoutez désormais "destructeurs de la plus grande statue du Bouddha au monde située à Bamyan".

Ce récent événement a suscité l’indignation à l’échelle planétaire. Mais comment se fait-il qu’à part le haut-commissaire aux Affaires des réfugiés aux Nations unies, personne n’ait exprimé de regrets à la mort imminente d’un million d’êtres humains en prise à la pauvreté excessive causée par la sécheresse en Afghanistan? Comment se fait-il que personne ne discoure sur les raisons de cette mortalité? Pourquoi les voix de l’indignation s’élèvent-elles lors de la destruction de la statue du Bouddha, alors que le peuple afghan affamé se meurt dans le silence? Dans notre monde actuel, les statues ont-elles plus de valeur que les êtres humains?

Ayant beaucoup voyagé en Afghanistan, je pense avoir une image plus réaliste et vivante du pays et de son peuple. J’ai réalisé deux longs-métrages sur le sujet au cours des 13 dernières années (Le Cycliste [1983] et Kandahar [2000]) et pour cela il m’a fallu étudier plus de 10 000 pages de documents divers pour la préparation de ces films. De ce fait j’ai une image de ce pays très différente de celle qui est généralement véhiculée de par le monde. Une image plus complexe, plus diversifiée, plus triste et souvent plus innocente.

L’Afghanistan tient une place minime dans les informations habituelles diffusées de par le monde, et il ne faut pas compter voir les problèmes afghans se résoudre de sitôt. Si l’Afghanistan possédait du pétrole et des ressources pétrochimiques à l’instar du Koweït, il pourrait être libéré en trois jours par les troupes américaines! Jusqu’à hier encore, alors que l’URSS existait, l’Afghan pouvait se faire remarquer des médias occidentaux par sa résistance au bloc de l’Est, et en tant que victime de la tyrannie communiste. Mais suite au retrait des troupes soviétiques et à l’effondrement de l’URSS, pourquoi les États-Unis, qui se veulent les défenseurs des droits de l’homme, n’ont pas pris de mesures sérieuses pour venir en aide à dix millions de femmes privées d’éducation et de statut social, ou encore pour éradiquer la pauvreté et la famine qui fauchent les vies de tant d’Afghans. Car l’Afghanistan n’a rien à offrir.

D’après certaines données, l’Afghanistan comptait 20 millions d’habitants en 1992. Durant les 20 dernières années, près de deux millions et demi d’Afghans ont été tués ou sont décédés. Cette mortalité s’explique par la guerre, la famine et le manque de moyens médicaux. En d’autres termes, chaque année, 125 000 personnes, soit 340 par jour ou 12 par heure, meurent en Afghanistan. Cette tragédie a coûté, durant les 20 dernières années, une vie toutes les cinq minutes. Les chiffres concernant les réfugiés afghans sont encore plus tragiques. Durant les 20 dernières années, un Afghan a pris le chemin de l’exode chaque minute! Je n’ai pas de souvenir d’avoir vu un peuple frappé par une mortalité de 10 % et réduit par 30 % d’émigration et cela dans l’indifférence la plus totale du reste du monde. Le nombre total des réfugiés et victimes de guerre en Afghanistan équivaut en nombre à la totalité du peuple palestinien. Et cependant, le degré de sympathie n’équivaut pas à 10 % de celui ressenti pour les Palestiniens ou les Bosniaques.

L’Afghanistan est pour diverses raisons un pays sans image. Dans l’industrie cinématographique mondiale, qui produit près de 3000 films par an, le sujet de l’Afghanistan tient une place inexistante. À ce jour, une seule production hollywoodienne a exploité le sujet afghan. Il s’agissait de Rambo III. Le film a été principalement tourné en studio, à l’exception de quelques scènes tournées en partie à Peshawar au Pakistan et au Yémen. Alors qu’aucun acteur ou figurant afghan n’y a participé, leur image a été grossièrement dépeinte à des fins de sensationnalisme lors de scènes d’action. Est-ce là l’image que se fait Hollywood d’un pays dont 10 % de la population a été décimée, 30 % partie sur les routes de l’exode et dont un million de personnes meurent de faim?

J’ai pour ma part réalisé deux longs métrages sur l’Afghanistan intitulés Le Cycliste et Kandahar. Ceci représente l’ensemble du catalogue de la filmographie mondiale consacrée à l’Afghanistan. Le nombre de documentaires reste lui aussi très limité. À croire que dans un consensus collectif on a proclamé l’Afghanistan pays sans image…