Grandes gueules

Maudit bonheur

La (bonne) nouvelle a fait peu de bruit. Pourtant, c’est une petite bombe qui risque de faire exploser nos préjugés les plus tenaces. Au début de l’année, des chercheurs américains d’une université de l’Ohio publiaient les résultats d’une étude inédite. Étonnamment, ceux-ci démontraient que les adultes homosexuels sont aussi heureux que leurs comparses hétérosexuels!

La prémisse de leurs recherches était de vérifier l’idée reçue voulant que les gais et les lesbiennes soient généralement plus malheureux que les autres. Davantage exposés à la discrimination, les homosexuels vivraient souvent des problèmes reliés à leur orientation sexuelle: dépression, rejet, drogue, violence, suicide, faible estime de soi, etc. Autant d’embûches sur le chemin du bonheur.

Or, ces chercheurs affirment le contraire: les gais ont une qualité de vie comparable au reste de la population. Autant de joies et de malheurs que madame Brossard de Brossard. (N. B.: La recherche excluait les adolescents, plus troublés par leur homosexualité que les adultes; et elle ne demandait pas aux 1500 participants s’ils étaient sortis de la garde-robe, une donnée importante d’affirmation de soi.)

Aussitôt, des militants gais aux États-Unis ont mis un bémol sur cette théorie du bonheur égal, objectant que la question, posée à un groupe séculairement opprimé, était biaisée. "Les victimes d’oppression finissent par s’habituer à leur inconfort, et acceptent leur condition. Il leur est donc difficile d’évaluer leur qualité de vie en toute objectivité", croit le docteur Robert P. Cabaj, ex-président de la Gay and Lesbian Medical Association.

Par contre, son collègue Jerrold Polansky est d’accord avec les conclusions de l’étude: "Le bonheur est beaucoup plus complexe que le sexe de la personne avec qui on a des relations sexuelles."

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Le bonheur est une éternelle quête. Comme l’amour. Comme la justice. Ou la vérité. On ne sait pas où commence le bonheur ni où il s’éteint. Le bonheur n’est surtout pas mesurable ni localisable en un lieu. Tous les globe-trotters vous diront que les habitants des pays du Tiers-Monde, quand ils sont en santé, semblent plus heureux que bien des riches citadins de nos métropoles. Il est hasardeux de prétendre qu’un groupe (femmes, gais ou minorités ethniques) soit en bloc plus malheureux qu’un autre. Car le malheur, tout comme le bonheur, ne fait pas de discrimination.

Il n’y a pas de recette pour le bonheur. Pourtant, tout le monde cherche son petit bonheur dans des thérapies, des conférences, des livres, des magazines… Stéphane Bourguignon a consacré un récent épisode de La Vie, la vie à ce sujet. "Êtes-vous doué pour le bonheur?" s’interrogeait le personnage de Claire, en pondant un article pour une revue féminine. L’auteur de la populaire télé-série concluait son touchant épisode en citant Léo Ferré: "Le bonheur, c’est pas grand-chose; c’est un chagrin qui se repose."

Mon meilleur ami, qui a lu tout l’oeuvre du dalaï-lama, juge que trop de gens confondent bonheur et plaisir. Il n’a pas tort. Mais si on préfère au sage bonheur l’extase, la gaieté, la joie et l’ivresse de la vie, doit-on se faire obligatoirement violence?

Dans son excellent livre Autour de Dédé Fortin, Jean Barbe avance que le bonheur est dans la tiédeur. L’auteur et journaliste raconte que, lors d’un reportage pour la télé, il a demandé à un peintre quel était le secret du bonheur. Or, cet artiste passionné, qui créait des toiles fauves pleines de fureur, lui a fait l’éloge de la tiédeur. Tout le malheur des hommes viendrait de leur désir compulsif de combler le vide à tout prix; de leur volonté de remplir l’instant présent d’émotions fortes, de désirs brûlants, de pensées fuyantes.

Après avoir vécu une jeunesse en dents de scie, Jean Barbe conclut que pour lui, désormais, le bonheur est le contraire des émotions extrêmes, qu’il loge plutôt au beau milieu, là où rien ne trouble la paix de l’âme.

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Quelque part dans leur course folle à la recherche du bonheur, nos contemporains sont devenus obsédés par l’objet de leur quête. Dans son essai sur "le devoir du bonheur", L’Euphorie perpétuelle, Pascal Bruckner estime que le bonheur est devenu le nouvel opium du peuple. "Quand on fait du bonheur le but de la vie, on risque de dévaloriser l’existence. Si on considère qu’elle n’est valable que pour ces moments de bonheur, alors que faire du reste?" se questionne l’écrivain-philosophe.

Trop souvent, les hommes et les femmes luttent contre la vérité qui pèse sourdement sur leur conscience. Je disais plus haut que la recherche sur la qualité de vie des homosexuels représentait une bombe. À mon avis, cette étude prouve combien les êtres, malgré leurs inexorables différences, sont tous semblables.

Mais essayez d’expliquer à un taliban que l’homosexualité est normale; à un misogyne qu’une femme doit être respectée; ou à un xénophobe que tous les peuples sont égaux… Vous allez frapper un mur. Le mur de l’aveuglement qui nous empêche de voir cette réalité: tous les êtres recherchent la même chose.

Finalement, le bonheur est moins capricieux que la vie elle-même, source constante d’émerveillement mais également de peur. Et il est sans doute plus accessible qu’on l’imagine. Or, les hommes et les femmes, ces créatures animées de désirs et de mystères, le chercheront toujours. Car si le bonheur est simple, le coeur humain, lui, est trop complexe pour s’en rendre compte.