– Dans quel océan a coulé le Titanic?
– Le fleuve Saint-Laurent.
– Où est située Genève?
– En Genèvrerie.
Où allez-vous entendre ces imbécillités?
Sur les ondes de Radio-Canada.
L’émission bien connue s’intitule: Les Beaux Parleurs… Un Patrice L’Écuyer pas particulièrement à l’aise y sévit depuis septembre à grands coups de "Que voulez-vous?", d’expressions empruntées à Jean Chrétien et de fous rires forcés. Le concept se résume en trois mots: glorifier l’ignorance crasse.
Résumons: l’animateur pose des questions à tout vent au commun des mortels intercepté dans la rue.
En studio, deux concurrents, visiblement sélectionnés pour leur sympathique apparence plutôt que pour leur culture générale, tentent ensuite de deviner qui, parmi les hommes de la rue, connaît la bonne réponse.
Cela donne à l’usage une espèce de Crétins en herbe où le plus niais des participants s’attire la faveur du public. Un Himalaya de la bêtise. Sommet qui, comme chacun le sait, est situé en Connerie du Nord…
– Que veut dire l’expression damer le pion? demande-t-on lundi dernier à l’un des concurrents.
– Se faire pogner les parties…
– Qu’est-ce qu’un va-nu-pieds?
– Quelqu’un qui va à la toilette la nuit.
Vous voyez le genre…
Ça vous amuse? Bravo.
Il y a à la fois quelque chose de dérangeant, d’enrageant et de terriblement triste dans cette grosse flaque brune.
Dérangeant d’abord de constater, s’il faut se fier à l’échantillonnage des participants, à quel point les Québécois manquent radicalement de culture et de connaissances générales. Même les pires banalités semblent à cent lieues de leurs préoccupations. Et puisque, généralement, on connaît ce qui nous intéresse, on a envie de se demander si l’histoire, la géographie, la littérature font encore un tant soit peu partie des champs d’intérêts du Québécois passé les bancs de l’école, ou si l’existence métro-boulot-nigaud se résume aux atermoiements d’Andrée Boucher et aux crises existentielles de Virginie.
– Quel titre porte la femme d’un baron?
– Duchesse?
– Qui était Sigmund Freud?
– Le chanteur des Bee-Gees…
Enrageant ensuite que ce concept récupéré des États-Unis où pullulent les émissions bas de gamme ait donné libre cours, une fois de plus, à ce genre de pulsions malsaines qui rivent immanquablement le spectateur au petit écran. Quelle différence y a-t-il entre regarder des malades crever à l’urgence, des maris trompés insulter en public leur compagne et savourer les bourdes des gens ordinaires qui se couvrent de ridicule en étalant leur inculture? Aucune. Même cause: le voyeurisme, même combat: la cote d’écoute et la diminution des coûts de production. Ces shows ne coûtent presque rien. Une nation qui s’amuse doucement des aveux d’ignorance crasse de sa population et se complaît dans le trou noir qui remplace le savoir n’a pas beaucoup d’avenir et plus grand-chose à dire.
– Que veut dire avoir la main heureuse?
– Donner la main à tous.
– Qui était le premier ministre lors du référendum de 1980?
– Jean de Lafontaine…
Aux Beaux Parleurs, l’autodérision se pratique comme la chasse aux morpions. Et ce qui peut être, en d’autres cas, une attitude franchement saine se métamorphose en érection de la bêtise. Trop content de ses 10 minutes de gloire, on en rajoute, on sourit de son ignorance en cherchant la réponse la plus conne, on sourit, repu de sa stupidité, satisfait de sa médiocrité.
– Un hypocondriaque?
– C’est un hippopotame qui fait une crise cardiaque, explique Dave, très content de sa bonne blague.
Vous vous demandez dans quel état cérébral peuvent bien se trouver les participants de ce quiz pour se couvrir ainsi de ridicule? Un gérant d’estrade féru en psychologie 101 vous expliquerait peut-être qu’ils font de la compensation. Que la seule manière de ne pas se sentir dévalorisé par ses lacunes reste de tourner en dérision ses lacunes et ce que l’on ignore. Malheureusement, à ce petit jeu, la dérision devient une partie intégrante de la personnalité et l’individu se retrouve lui-même bien vite dérisoire. Cette attitude, qui s’apparente à du défaitisme devant la connaissance, donne lieu à une espèce de sous-culture de la paresse intellectuelle qui lentement contamine un peu plus chaque génération.
"Je crois que la télévision est un médium de communication plutôt qu’un outil de divertissement parce qu’elle possède ce formidable potentiel de révéler la nature des sociétés et la vérité des gens", disait Orson Wells. Si cela est vrai, il y a de quoi avoir honte. Qui était Orson Wells? Le frère de Clyde, bien sûr…