À la clôture du Sommet du G8 de Kananaskis, l’ambiance ressemblait à la fin de la messe du dimanche dans les églises des quartiers noirs des États-Unis: jubilatoire, lyrique, limite cacophonique, amnésique des misères du quotidien… Les chefs de gouvernement des huit pays les plus industrialisés du monde se pétaient les bretelles, déchirés entre la tentation de donner dans la mégalomanie ("Alléluia, l’Afrique est sauvée!") et la pieuse modestie qui sied au bon Samaritain ("Voyons, c’était la moindre des choses…").
À côté des dossiers d’actualité (terrorisme, le conflit au Proche-Orient, etc.), la bonne nouvelle GM de la rencontre de Kananaskis allait donc être l’approbation d’un plan de relance du continent noir, en répondant par la positive à un projet "concocté par les Africains eux-mêmes", appelé NPDA ou Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique (mieux connu sous son acronyme anglais NEPAD). Une sorte de plan Marshall, promet-on, qui devrait replacer ce continent oublié sur les rails du développement et dans la grande famille de la "saine" mondialisation.
Et pour être ambitieux, il l’est, le NPDA. Il fait penser à l’histoire du junkie qui quémande de l’argent à ses proches un tantinet méfiants de l’usage qu’il en ferait. "Promis que ça ne servira pas à acheter encore de la drogue? – Juré craché! – S’engage-t-on à rentrer dans un centre de désintoxication? – Croix de fer, croix de bois, c’est la première course demain matin…" Mais le lendemain, il replonge.
L’Afrique était à un tel point de désespoir qu’elle n’a pas hésité à donner dans la surenchère, à promettre le miracle dans le NPDA.
Mais comme toutes les précédentes solutions miracle, l’Afrique aurait tort de miser gros sur ce nouveau plan. Avant lui, on a vanté les mérites de la nationalisation, ensuite on a entonné à tue-tête les chants de la démocratisation de l’Afrique (au Sommet franco-africain de La Baule, le président Mitterrand voulait donner suite à la chute du mur de Berlin), puis on a fait la découverte des programmes d’ajustement structurel (le FMI et la Banque mondiale l’exigeaient), etc. Et tous ces projets ont échoué lamentablement, rappelant qu’à trop jouer avec le vent, on finit forcément comme une feuille morte.
Pire que le discrédit qu’elles ont laissé sur l’Afrique et les générations héritières, ces pseudo-solutions miracle n’ont même pas eu d’égard aux rares initiatives gagnantes préexistantes. Ainsi, par exemple, il y a quelques années, la formule de promotion de la femme connut son heure de gloire dans les programmes de développement. Un projet d’irrigation que CARE International avait mis sur pied au Mali faillit manquer de financement uniquement pour avoir omis de mentionner l’expression gender equity dans son programme explicatif. Pourtant, cette initiative avait réussi à pacifier l’instable région, terrain passé de conflits entre les pasteurs nomades et les paysans sédentaires. Watch out, le NPDA risque d’écraser tout sur son passage, incluant les opérations rentables et efficaces en cours.
Les plus optimistes rappellent que le NPDA est d’émanation africaine. À la fin du mois de février, en visite à Bujumbura, j’en énonçais les points majeurs au président du Burundi, surpris aussi bien de l’envergure que du contenu du projet (!). Si un chef d’État en était si peu informé, j’ose à peine imaginer la connaissance qu’en ont le paysan sur une colline rwandaise, le petit éleveur d’un village kényan ou le pêcheur de la côte béninoise.
Qui des organisations non gouvernementales et des membres de la société civile se plaignent par ailleurs d’avoir reçu copie du plan seulement après qu’il eut été proposé au Sommet du G8 à Gênes, l’année passée? Jamais à court d’originalité, les maîtres d’oeuvre africains du NPDA promettent aujourd’hui d’élargir le débat de son application à toutes les couches de la population. Il n’y a qu’en Afrique qu’on promette de discuter d’un projet seulement après l’approbation de ses termes par le banquier.
S’il serait injuste et cynique de faire la fine bouche alors qu’est faite la promesse d’augmenter l’aide à l’Afrique, il le serait tout autant d’oublier que le grand drame du continent n’est pas d’avoir manqué de moyens financiers, mais de bons gestionnaires pour faire bon usage du peu qu’il recevait. On pourrait rappeler les discours émus du dictateur Mobutu implorant l’allégement de la dette de l’Afrique sur toutes les tribunes du monde alors que dans ses comptes personnels (fruit du pillage éhonté de son pays), il avait de quoi payer deux fois la dette du Zaïre. A contrario, la magistrale leçon de démocratie que livre maintenant le Mali (le plus pauvre pays du continent) est une preuve que la bonne gouvernance et l’ouverture au respect des droits de l’homme ne sont en rien directement proportionnels à la richesse, mais sont plutôt le fait d’une noble volonté populaire de remise en cause.
Faire une complète introspection de ses propres égarements, tel est le plus ambitieux des projets que l’Afrique devrait se fixer. Se rappeler que l’expansion du sida est certes le fait du refus des pays développés de rendre accessibles les remèdes de stabilisation de sa progression, mais aussi le fruit de l’hyper-masculinisation (la prédominance du règne mâle) des coutumes sociales en Afrique ainsi que la persistance de conflits armés (les grands foyers du sida sur le continent correspondent étrangement à des espaces d’instabilité politique) qui contribuent à réduire le rôle de la femme africaine (pourtant déterminant) dans la prévention du fléau.
Égarements qui ont conduit par ailleurs à de néfastes réflexes de solidarité dans le mal. Même si les quatre principaux initiateurs du NPDA (les dirigeants du Sénégal, du Nigeria, de l’Algérie et de l’Afrique du Sud; l’Égypte a rejoint le quartette sur le tard) ont été démocratiquement élus, ils baignent cependant dans des contextes régionaux et continentaux de recul du respect des droits de l’homme, ainsi que dans la tentation de l’auto-victimisation historique (tout est la faute de l’esclavage et de la colonisation). Ainsi, pour sa propre stabilité frontalière, l’Afrique du Sud s’est retrouvée malgré elle à cautionner le statu quo au Zimbabwe même quand il s’avérait que le président Mugabe empruntait de plus en plus les voies de la dictature. Les chemins de l’équilibre régional ne risquent-ils pas de pousser le Nigeria et le Sénégal à des acceptations non démocratiques au Liberia, en Sierra Leone, et autres pays ouest-africains?
L’Afrique a donc moins besoin d’une énième formule magique que d’un meilleur usage de l’énorme potentiel dont elle est riche (la jeunesse, les femmes, les ressources naturelles, etc.). Une considération qui passe par une honnête représentativité dans les structures de direction (pas uniquement ces pantomimes de pseudo-démocratie censés plaire aux bailleurs de fonds occidentaux). Car stables sur le plan intérieur et représentant réellement toute leur population, les dirigeants africains auraient alors le droit et la droiture de s’en prendre à l’hypocrisie occidentale (celle qui, à Kananaskis, a remis à la seule Russie plus du double du financement consenti à toute l’Afrique, bénissant ainsi le bourreau de la Tchétchénie tout en exigeant du continent noir un plus grand respect des droits de l’homme).
Dans les années 60, le sociologue et écologiste René Dumont sonnait l’alarme dans son légendaire ouvrage L’Afrique noire est mal partie. Quarante ans plus tard, le continent perd encore le combat. Faute d’avoir engagé celui-ci afin de renverser la vapeur.
N’en déplaise aux patrons du monde retranchés à Kananaskis…