Le 25e anniversaire de l’adoption de la loi 101 devrait être l’occasion d’une célébration de l’identité linguistique québécoise. C’est pourtant tout le contraire qui se passe: on étale plutôt à grands renforts publicitaires notre mentalité de colonisé.
On commémore l’événement en entonnant La Langue de chez nous d’Yves Duteil. Le problème ne tient pas au fait que cette chanson est une anthologie de clichés baignant dans une sauce de bons sentiments d’une mièvrerie sirupeuse: le problème, c’est que la langue que Duteil y célèbre n’est pas celle de chez nous, mais celle de chez lui.
Dans le discours qu’elle a prononcé pour souligner l’anniversaire de l’adoption de la Charte de la langue française et présenter les moyens que le gouvernement a décidé de prendre afin de célébrer la chose, la quadruple ministre Diane Lemieux (car elle accumule les chapeaux, la bonne dame: ministre d’État à la Culture et aux Communications, "simple" ministre de la Culture et des Communications, ministre responsable de la Charte de la langue française et ministre responsable de l’Autoroute de l’information…) signalait que "La Langue de chez nous, d’Yves Duteil, […] s’est imposée d’elle-même pour rappeler aux Québécoises et aux Québécois le précieux héritage dont ils ont la garde". Elle continuait en indiquant que "cette superbe chanson" est imprégnée d’une "poésie émouvante dans laquelle nous nous reconnaissons dès les premières strophes".
On peut certainement se reconnaître dans les premiers vers du texte qui parlent d’"une langue belle avec des mots superbes / Qui porte son histoire à travers ses accents". Il me semble, cependant, qu’il arrive plus rarement de "sent[ir]" dans la langue parlée au Québec "le parfum des herbes / Le fromage de chèvre et le pain de froment" – à moins d’avoir une fromagerie et une boulangerie chic dans son voisinage. Et il m’apparaît plus difficile, n’en déplaise à madame la quadruple ministre, de me reconnaître dans les strophes suivantes, où Duteil parle de "gens de ce pays" qui se font entendre "du Mont-Saint-Michel jusqu’à la Contrescarpe" dans une "langue belle aux couleurs de Provence"!
La chanson finit certes par causer à mots couverts du Québec à la cinquième strophe, lorsque Duteil signale que la langue de chez lui est aussi parlée "à l’autre bout du monde" dans une contrée qui est "une bulle de France au nord d’un continent". Nous célébrons la loi 101 en entonnant une ritournelle qui fait de nous "une bulle de France"!
L’État a au moins eu la précaution d’omettre ces lignes dans sa campagne télévisée. Les concepteurs du message ont d’ailleurs réorganisé l’ordre des vers de façon à conformer la rengaine aux préoccupations péquistes. Chanté par un travailleur à l’accent allophone, "Les mots qui nous manquaient pour pouvoir nous comprendre" devient une grossière allusion à la question ethnique, et les cégépiens entonnant en choeur le vers où il est question d’"imposer ses mots jusque dans les collèges" nous rappellent qu’on songe à étendre la portée de la loi 101 pour ne plus limiter son application au primaire et au secondaire.
Est-ce qu’il n’existait pas une chanson québécoise qui aurait pu faire l’affaire? Michel Rivard en a pourtant écrit une dans le même genre un brin gnangnan de Duteil: Le Coeur de ma vie a pour sujet la même "langue de France / Aux accents d’Amérique". Et Les Gens de mon pays, de Gilles Vigneault, où il est question de "gens de paroles / et gens de causerie" qu’il "entend demain parler de liberté"? Non: trop politique, ce mot-là. Et puis l’inversion fait de ce vers une phrase un peu trop compliquée. Ce n’est pas de la "poésie émouvante" comme dans "une langue belle à qui sait la défendre"… La cohorte de conseillers qui ont conçu cette campagne ont certainement cherché quelque chose de plus consensuel, et la ritournelle de Duteil s’est alors "imposée d’elle-même", pour reprendre les mots de notre quatre fois ministre.
Mais le vrai problème est ailleurs: le chez nous que Duteil chante avec un certain chauvinisme est, dans les faits, son chez lui. Cette langue, écrit-il, "a quitté son nid pour un autre terroir" pour vivre "dans un pays de neige". Une ceinture fléchée avec ça? En reprenant La Langue de chez nous pour célébrer la loi 101, le gouvernement affirme implicitement que la langue parlée au Québec n’est rien de plus que du français de seconde main, voire que nous sommes nous-mêmes des Français de deuxième ordre.
Comme s’il suffisait de nous servir désormais de la baguette pour ne plus être un peuple né pour un petit pain!