Grandes gueules

Le recours collectif contre les profs: un refus de l’éducation, un refus de l’enfance

L’autorisation du recours collectif intenté contre le syndicat des professeurs de la CSDM m’a plongé dans une énorme amertume et un grand scepticisme. Comme bien des enseignants, je redoute les années à venir. La mise en branle de cette poursuite risque d’implanter dans notre système d’éducation une logique juridique dans laquelle personne ne voudra s’engager à prendre ses vraies responsabilités. Non seulement ce recours illustre-t-il un détachement profond d’une partie de la population face à l’éducation, mais il met en lumière un des principaux malaises de notre société actuelle: l’enfance en général.

Bref rappel des événements avant d’aller plus loin. Les enseignants de la CSDM (Commission scolaire de Montréal) ont effectué une grève de trois jours l’an dernier parce que le gouvernement veut apporter des modifications qui pourraient alourdir la tâche d’enseignement. Un parent du nom d’Alfred Gagné a eu récemment l’autorisation par la Cour supérieure du Québec d’intenter un recours collectif contre l’Alliance, le syndicat des enseignants de la CSDM. Ce recours vise à réclamer 300 $ par élève mineur ayant fréquenté la CSDM lors des trois jours de grève pour compenser les pertes encourues par ce moyen de pression. Un montant total d’environ 30 millions de dollars.

On peut se demander quelles étaient les raisons fondamentales qui ont poussé ce parent à s’acharner contre les profs avec une poursuite comme celle-ci. Est-ce vraiment au nom de l’éducation et du bien-être des enfants montréalais?

Certains tenants du recours diront que les trois jours de grève allaient à l’encontre du droit fondamental à l’éducation parce que les élèves n’ont pu recevoir l’an dernier le nombre de jours d’école prévus par la loi. Il est important de rappeler que le temps d’enseignement perdu lors de cette grève a été repris au cours de l’année dernière (une journée pédagogique a été transformée en journée de classe, des récupérations supplémentaires ont été accordées en début et fin de journée…). Il faut aussi bien comprendre que les enseignants ont fait la grève en partie parce que le gouvernement tente d’imposer une structure qui risque de mettre en péril la qualité de l’enseignement et, par le fait même, l’éducation minimale à laquelle l’enfant a droit. La situation dans les écoles montréalaises est de plus en plus difficile. Au lieu de diminuer le ratio prof-élèves et d’augmenter la part des budgets alloués directement à l’enseignement, le gouvernement alourdit d’année en année la tâche des profs. Si cette situation perdure, l’élève sera plongé dans un système où les enseignants seront débordés à un point tel qu’ils ne pourront plus accorder le niveau minimal d’éducation justement prévu par la loi.

Les raisons avancées jusqu’à maintenant par les tenants du recours sont plutôt reliées aux droits de l’adulte et non à ceux de l’élève. On parle de réclamer 150 $ pour les frais de garderie et 150 $ pour le stress causé aux parents par cette grève. Il n’est aucunement question ici de l’enfant et de son éducation. On a l’impression que le parent se sent brimé dans ses droits parce qu’il a dû consacrer davantage de temps à son enfant. Les médias ont d’ailleurs livré plusieurs témoignages de parents se trouvant "accablés" d’avoir eu à passer trois journées complètes en présence de leurs enfants. Le quotidien La Presse est même allé jusqu’à publier durant la grève des suggestions d’activités pour ces parents "démunis" et "contraints" qui ne savaient que faire de leurs enfants.

L’incapacité ou le manque de volonté de certains parents de s’ajuster devant cette grève nous montrent bien à quel point notre société intègre mal ou difficilement l’enfant à la vie de tous les jours. Les différents milieux auraient pu facilement prendre en charge les écoliers montréalais pendant la grève. D’ailleurs, n’est-ce pas un peu cela qui est arrivé lors de la dernière grève, lors des tempêtes de neige et des pannes d’électricité? On a parfois l’impression que les gens veulent cloîtrer le plus possible le jeune afin de le sortir de leur vie.

L’acceptation de cette poursuite pourrait implanter un dérapage juridique dangereux qui ne ferait qu’augmenter le gouffre entre l’école et le milieu parental. Les parents vont-ils actionner les enseignants pour les examens qu’ils ont donnés et les travaux qu’ils ont exigés? Et qu’en est-il des devoirs à la maison? Ceux-ci, on se le rappelle, sont maintenant officiellement considérés comme étant un service essentiel. Va-t-on poursuivre les parents parce qu’ils ont été dans l’incapacité d’aider leurs enfants à faire leurs devoirs après l’école? Va-t-on poursuivre mère nature parce qu’elle nous a donné des tempêtes qui ont forcé les élèves à passer la journée à la maison?

L’éducation est-elle encore aujourd’hui une valeur fondamentale dans notre société? Les techniciens de Vidéotron ont récemment fait la grève. Ils ont été largement soutenus par la population et ont même reçu des vivres de leurs compatriotes de Radio-Canada. Les profs, quant à eux, font la grève pour améliorer leur situation et celle des écoles et se font poursuivre pour 30 millions de dollars. Image paradoxale qui montre à quel point la télévision est devenue une valeur dominante sur l’ensemble de nos priorités.

Le recours collectif intenté par M. Gagné véhicule un acharnement et un mépris incontestables à l’égard des profs et de l’éducation en général. L’école est ici perçue comme une simple garderie servant à se débarrasser de l’enfant durant la semaine de travail. Plutôt que de perdre son temps à mettre en branle une poursuite absurde et néfaste, M. Gagné aurait avantage à observer la situation des écoles. Cela lui permettrait non seulement de se rapprocher de l’univers de ses enfants, mais également de voir à quel point les enseignants sont surchargés et, par conséquent, combien leurs revendications sont justes. Il comprendrait dès lors que l’ensemble des parents montréalais ont fourni des efforts supplémentaires pendant la grève parce qu’ils avaient à coeur l’éducation de leurs enfants. L’éducation est une affaire de société, elle concerne autant le milieu parental que celui des enseignants. Être enseignant est une vocation. Être parent aussi, me semble-t-il.