Grandes gueules

La moralité est sauve

Nous vivons dans un pays extraordinaire où il y a quelques petits problèmes mineurs, comme la corruption, la pauvreté, la santé et l’éducation. Mais les gens de vision ne s’embarrassent pas d’une fuite dans le toit quand la demeure est aussi confortable. Avouez aussi que ce qui la rend si confortable, la demeure, c’est le haut degré de moralité des gens qui l’habitent.

Au cours des dernières semaines, deux hommes de principes ont eu l’occasion de s’expliquer devant les caméras de la télévision. Gilbert Rozon a, dans un premier temps, fait un exposé savant sur la différence entre la notion de responsabilité et celle de culpabilité. Pierre Lalonde a suivi avec une prise de position ferme contre la diffusion abusive de contenus sexuels en matinée. Jusqu’à un certain point, on pourrait même dire que Lalonde et Rozon sont des archétypes – un mot savant pour dire qu’ils servent de modèles – de la situation de la moralité dans ce pays.

Nul besoin de présenter Gilbert Rozon. Il a fait de l’humour une industrie. Tout en considérant le rire comme une ressource naturelle – rien de plus naturel que le rire -, Rozon s’est employé à en exploiter les gisements avec l’aide amicale des élus gouvernementaux. Bien au fait des us et des coutumes qui prévalent dans le monde des lobbys, avocat de formation, Rozon était bien placé pour nous expliquer la différence entre le Bien et le Mal. Et il l’a fait. Les journalistes en ont parlé un peu, notamment parce qu’en se portant à la défense de sa nouvelle associée Micheline Charest, ex-dirigeante de Cinar, Rozon expliquait que, dans la vie, tant qu’on n’a pas les fers aux pieds et les barreaux devant soi, on reste un citoyen honorable.

Rozon est un homme d’influence, un homme riche, quelqu’un qui a réussi et qui peut se permettre d’inviter des décideurs à sa table. C’est, de fait, sinon un modèle, du moins une image pour notre jeunesse. Lorsqu’il déclare à la caméra qu’il a rabattu des jeunes prostitués pour Charles Trenet, amateur de viande fraîche, alors qu’il tirait lui-même des revenus de sa relation d’affaires avec le vieux chanteur, Rozon ne dit pas qu’il était coupable de proxénétisme, crime punissable par la loi, il admet simplement qu’il était "responsable" d’avoir trouvé des travailleurs du sexe pour sa vedette. "C’est drôle, la vie", comme il l’a dit lui-même en se rappelant ce moment rigolo où le jeune prostitué avait offert une fellation à Trenet pendant un repas protocolaire.

Ce qu’il faut comprendre, à partir de cette anecdote, c’est qu’il y a une différence énorme entre "Gérard le maquereau" qui présente une "pute" à "Roger le client" et Gilbert Rozon qui offre un prostitué mâle à Charles Trenet. Le premier demande un pourcentage à la prostituée, ce que le second n’a jamais fait. Rozon gagne de l’argent avec Charles Trenet et il doit veiller à son bien-être. Dans ce cas-là, offrir un prostitué est un problème de "responsabilité". Roger, le criminel, demande à sa pute de lui donner un pourcentage de l’argent qu’elle gagne. Ça, ÇA, c’est un crime et c’est de la culpabilité. Enfin, ça le deviendra, comme le dit lui-même Rozon, le jour où Roger sera reconnu coupable par les tribunaux. En attendant, Roger a droit au respect comme tout le monde.

"Qui vole un oeuf, vole un boeuf", nous dit Rozon. Voler un pain pour se nourrir ou détourner un milliard de dollars, c’est kif-kif. Ça doit être vrai, parce qu’à l’époque où j’étais éducateur à Boscoville, je me la suis fait servir souvent par les pensionnaires. Celle-là ou l’autre: "Toi, es-tu parfaitement honnête?" Forcément, si tu l’es, tu réponds "non". Et si tu réponds "non", ça justifie la malhonnêteté de tout le monde, la grande comme la petite. Dans le fond, ce que Rozon nous dit, c’est que les tribunaux décident de ce qui est moral, de ce qui est éthique et de ce qui ne l’est pas. Je ne savais pas qu’on enseignait ça en droit, je pensais que c’était le contraire. Merci, Gilbert.

Si Rozon est un type cultivé, brillant, capable de nous faire comprendre qu’on peut faire bien des choses dans la vie, pour peu qu’on sache se défendre devant les tribunaux pour protéger sa réputation, Pierre Lalonde est un autre beau spécimen en matière d’ordre moral. Je ne vais pas m’étendre sur lui, puisque tous les chroniqueurs l’ont fait avant moi, qu’ils ont loué son courage, son sens éthique et la force de ses convictions. Ça m’étonne un peu qu’on soit si en verve pour le pénis de Lalonde et si peu loquace pour les prostitués de Rozon. C’est probablement que Martineau était "coupable" d’avoir parlé de bites et Lalonde, "responsable" de sa propre promotion.

Je me prends à rêver du jour où toutes les têtes seront aussi bien faites que celles de Rozon ou de Pierre Lalonde. On enseignera dans les écoles la différence entre culpabilité et responsabilité au lieu de parler de sexe. On demandera à ceux qui ont volé des boeufs d’orienter les destinées du pays. CE jour-là, les vaches seront bien gardées…