Grandes gueules

L’ami des musiciens

Chaque jour, des scélérats sans vergogne enlèvent de la job aux musiciens et tous ferment les yeux. Tous? Non! Un courageux justicier ose se lever et décrier cette situation intolérable. Ce Don Quichotte, c’est Émile Subirana, le président de la Guilde des musiciens. C’est lui qui s’est illustré il y a environ deux ans à l’occasion de la présentation de Notre-Dame de Paris au Théâtre Saint-Denis. Pour ce spectacle, on avait

mesquinement remplacé les musiciens par des bandes audio. Le résultat restait fascinant tant l’oeuvre de Plamondon est forte, mais imaginez ce que c’eût été si de véritables musiciens avaient suivi chaque soir les fluctuations des mélodies sortant de la bouche de Garou ou de Bruno Pelletier! Encore une fois, le parolier de génie et son équipe ont pensé d’abord aux profits, et comme c’est toujours le cas dans l’industrie, ce sont les musiciens qui ont passé au cash. Seul monsieur Émile Subirana a décrié haut et fort cette honte. Tous les musiciens du Québec devraient lui en être reconnaissants.

La dénonciation de Notre-Dame de Paris était une chose nécessaire, mais encore faut-il ne la voir que comme un premier pas dans la bonne direction. Il faut s’attaquer maintenant à la horde de producteurs voraces qui manigancent jour et nuit pour réduire les musiciens au chômage. Des exemples? Jadis, dans les salles de cinéma, un instrumentiste accompagnait les films en pianotant. Au fil des ans, les propriétaires de salles ont sournoisement remplacé le musicien par des bandes pré-enregistrées. Combien de pianistes sont aujourd’hui sans emploi à cause de ce non-sens? Et combien de joueurs de flûte de pan ne réussissent pas à trouver de boulot parce que les centres commerciaux et les ascenseurs leur préfèrent des enregistrements? Ce sont autant de dossiers auxquels il faudra que s’attaque monsieur Subirana.

Ceci dit, n’allez pas croire que le président de la Guilde se pogne le derrière. En fait, il faudrait cloner cet homme tant le nombre d’injustices que lui seul est capable de constater et décrier est immense. Récemment, monsieur Subirana s’en est pris à ces requins sans scrupule que sont les propriétaires de petits bars-spectacles de Montréal. Je connais personnellement plusieurs de ces personnages radins pour m’être fait exploiter quelques fois par eux. On connaît bien la tactique: telle l’araignée qui tisse sa toile, le patron de bar qui ne veut pas payer les musiciens dresse une scène sans programmer de spectacle. Un musicien granola, tellement aveuglé par l’amour de son art qu’il n’en voit pas la grossièreté du piège, demande au patron s’il peut utiliser ladite scène pour jouer de la guitare ou du tam-tam. Le boss fourbe fait semblant que ça le dérange un peu, que ce n’est pas dans ses habitudes et blablabla, puis il consent à condition que le musicien ne fasse pas trop de bruit et ne lui demande pas d’argent en retour. Tout content de pouvoir s’exprimer, le hippie s’installe et joue. D’autres le voient et ne peuvent résister à l’envie d’aller "jammer" avec lui. Le lendemain, le scénario se répète. Puis le surlendemain, et ainsi de suite. La stratégie a fonctionné: le tenancier a réussi à présenter des spectacles sans verser une cenne noire. Et dire que personne ne condamnait cette abomination jusqu’à ce que monsieur Subirana élève la voix!

J’entends déjà les détracteurs du vaillant défenseur des musiciens avancer que personne ne paierait un salaire d’environ 150 $ (grosso modo la somme proposée par la Guilde) pour entendre un granole jouer du tam-tam. Loin d’être un argument anti-Subirana, cela joue en sa faveur. Confiner un granole au silence, n’est-ce pas rendre service à la musique? Et que dire de ces musiques dites "émergentes" ou "alternatives", musiques si populaires dans les petits clubs? Soyons francs: ce sont au mieux des sous-musiques de crottés dont la grande majorité des interprètes n’adhère même pas à la Guilde. Si un certain public arrive à apprécier ces sons disgracieux, c’est qu’il a rarement l’occasion d’entendre de vrais concerts donnés par des musiciens membres de la Guilde. Nettoyons les petits bars de leur vermine quasi bénévole et remplaçons cette main-d’oeuvre bon marché par de vrais professionnels, des accordéonistes et pianistes de réception membres de la Guilde. Les goûts du public nocturne montréalais auront enfin l’occasion de se raffiner.

On pourrait s’étendre encore longtemps sur le vent de justice que fait souffler monsieur Subirana sur le monde du spectacle québécois, mais l’espace qui m’est alloué ici est insuffisant. Reste à souhaiter qu’un jour tous les corps de métiers aient leur Subirana: le Subirana des laveurs de vaisselle qui condamnera ceux qui ne font pas appel à des professionnels pour nettoyer leurs ustensiles; le Subirana des prostituées qui montrera du doigt les femmes qui font ça bénévolement et volent des jobs aux vraies pros; celui des joueurs de golf qui décriera les gens qui non seulement ne sont pas payés pour jouer, mais qui payent pour le faire.