Au phénomène de la réprobation générale d’Israël auquel nous assistons depuis la deuxième intifada, on pourrait appliquer le constat que proposait Shmuel Trigano lors d’un colloque récent tenu à Montréal sur le nouvel antisémitisme: "Le phénomène antisémite qui nous préoccupe depuis trois ans a brouillé la distinction rationnelle qui est faite entre xénophobie, racisme et antisémitisme."
Pour Trigano, tributaire des analyses du sociologue Pierre-André Taguieff, un renversement s’est produit, aussi extraordinaire que paradoxal: "L’antiracisme qui est la profession de foi de l’antimondialisme et du gauchisme est parti en guerre contre Israël et les Juifs et a donc effacé la distinction et l’équivalence de valeur entre antisémitisme et racisme." S’il est indéniable que le discours antisioniste et la critique démonisante de l’État d’Israël se situent souvent d’emblée dans une mouvance antisémite, il n’en est pas moins fréquent qu’inversement, le discours antisémite trouve un alibi facile dans la sphère du politique vu comme le lieu idéal où peut s’exercer impunément le jugement le plus réprobateur qui soit sur les politiques de l’État d’Israël.
Un autre pas est franchi quand la critique remet en question la légitimité de l’État juif et attribue le caractère présumé odieux de ses politiques à une quelconque déchéance morale de ses dirigeants héritée, par atavisme, des lieux troubles de l’expérience historique des Juifs à travers les âges. Une caricature parue en décembre dernier dans un quotidien d’ici et montrant Ariel Sharon attablé, bavoir au cou et dévorant des enfants palestiniens, ressortit à cet imaginaire collectif et lugubre qui hante bien davantage que le nôtre, faut-il le dire, l’imaginaire des sociétés européennes.
Contrairement à l’Europe, le Québec n’est pas le théâtre d’actes haineux commis à l’endroit des Juifs. Cet état de fait, si réjouissant et si rassurant qu’il soit, n’empêche aucunement le discours haineux antijuif ni ne masque le caractère particulièrement délétère du discours antisioniste et anti-israélien. Le premier s’exprime de façon ouverte et explicite dans les lignes ouvertes de la radio et dans les tribunes réservées aux lecteurs des grands quotidiens et parfois, mais exceptionnellement, dans des éditoriaux. Le second domine la couverture médiatique du conflit israélo-arabe. Ce dernier discours n’est pas en soi illégitime et peut formuler des critiques à l’endroit d’Israël comparables à celles que l’on retrouve dans la presse israélienne elle-même. Ce qui frappe dans la couverture médiatique du conflit qui oppose Israël à ses voisins arabes et palestiniens, c’est le caractère récurrent des tentatives de démonisation de l’État d’Israël, de sa population, de ses structures organisationnelles et surtout de son armée en laquelle on se complaît à imaginer des manquements répétés et délibérés aux droits élémentaires des Palestiniens. Ces exactions seraient assimilables aux crimes commis par les nazis!
La barrière de sécurité destinée à prévenir les attentats terroristes devient dans la bouche des commentateurs de la télévision un "mur de la honte" ou un "mur de l’apartheid".
Il faut comprendre que les victimes israéliennes des attentats terroristes tombent sous les assauts de résistants épris de liberté et que les opérations de représailles de l’armée israélienne constituent autant de violations des droits de l’Homme et contribuent à la paupérisation d’une société déjà dépossédée par les exactions du sionisme international. Ils vont jusqu’à suggérer qu’Israël s’adonne au terrorisme d’État. D’autres affirmeront sans l’ombre d’une hésitation que l’État d’Israël, loin de constituer une démocratie, s’apparente davantage à un État théocratique qui pratiquerait, au surplus, des politiques racistes à l’endroit de ses minorités.
Le caractère fallacieux de ces accusations est d’autant plus étonnant qu’elles émanent très souvent de personnes parfaitement crédibles en d’autres circonstances et parfaitement respectables dans leur milieu de travail. Il ne viendrait à l’idée de personne qu’il faille considérer tous les commentateurs de l’actualité proche-orientale qui s’expriment dans nos médias comme des racistes et des antisémites.
Comment expliquer l’extrême réticence d’un grand nombre de journalistes et de beaucoup de nos intellectuels à discerner au moins une part de vérité dans le "récit" israélien et leur incapacité à éprouver un minimum d’empathie (sympathie serait un terme trop fort) pour les Israéliens dans la conjoncture qui est la leur? Pourquoi nos médias ouvrent-ils plus volontiers leurs portes à des "experts" juifs qui font profession de foi antisioniste et rejettent l’idée même d’un État juif et boudent-ils ceux-là mêmes, juifs ou non, dont on décrète que leurs émotions sont trop inspirées par leur amour d’Israël pour que leur expertise soit considérée de bon aloi? Pourquoi tellement de nos experts acceptent-ils sans sourciller la thèse selon laquelle le terrorisme palestinien serait en riposte aux politiques israéliennes et donc, de fait, parfaitement explicable sinon justifiable et condamnent-ils du même trait de plume le terrorisme islamiste? Récemment, on a pu s’étonner du deuil médiatique qui a entouré l’élimination du cheikh Yassine, alors que la mort tragique de civils israéliens à la suite d’attentats terroristes ne suscite guère d’émotion.
À l’image stéréotypée, robotisée, de l’Israélien dominateur, de culture anglo-saxonne, jouissant d’un climat qui rappelle la Floride ou la Californie, se gorgeant des capitaux de nos voisins du sud, soumis à une morale biblique inférieure à celle que nous pensons avoir héritée du Nouveau Testament et qui proscrirait, aime-t-on croire, la politique des attentats ciblés, il faut substituer celle, plus complexe, d’individus acculturés aux réalités de leur pays grâce au creuset que leur offre une armée de conscrits, hébraïsés mais pas au point de ne plus parler les langues des nations d’où sont issus leurs aînés, épris de science et de culture et sensibles aux valeurs morales d’une tradition éthico-religieuse déjà vénérable à une époque où l’Europe en était à ses balbutiements.
L’ancrage dans la conscience collective de schèmes mentaux hostiles aux Juifs perçus comme l’Autre par excellence et qui n’attendent qu’un stimulant extérieur pour sortir de leur latence, surtout s’ils vont de pair avec une profonde ignorance du judaïsme considéré dans toute son extension historique, nous fournit peut-être le début d’une explication. L’antisémitisme serait-il si profondément intégré à notre culture qu’il continuerait à asservir les réflexes de ceux-là mêmes qui, par l’éducation et la réflexion, sont parvenus malgré tout à opérer dans leur esprit le décryptage intellectuel nécessaire à l’éradication d’un préjugé aussi tenace?
Si, d’aventure, l’État d’Israël devait porter seul la responsabilité des défaillances et des échecs des sociétés arabes qui l’entourent, notre conscience se verrait, du même coup, blanchie et soulagée d’avoir enfin trouvé une collectivité juive que l’on peut commodément montrer du doigt dans l’espoir, un jour, de la voir bannie du concert des nations. Soulagés du devoir de lucidité dans l’analyse des conflits qui sévissent au Proche-Orient, les chantres de l’explication mythique auront la partie facile: ils accuseront les nouveaux Juifs d’avoir empoisonné l’eau du puits.