Les dégâts occasionnés par la rectitude politique commencent tout juste à se faire sentir. Elle fait des ravages dans les Pays-Bas. Depuis les années 50, ces derniers suivent ce qui était censé être une politique "de la générosité" à l’endroit des immigrants de souche non européenne, une politique noble mais qui n’a pas tenu compte du réel pouvoir des nationalismes et de la religion.
Dans nombre d’États européens, notamment dans les pays scandinaves, on a adopté une politique de tolérance absolue vis-à-vis des différences culturelles, parce que l’on estimait qu’une adaptation et une assimilation forcées revenaient à une revendication "raciste" de la supériorité du pays d’accueil. (Et de là, il n’y avait qu’un pas à franchir pour évoquer le souvenir de l’Allemagne nazie.)
D’ailleurs, en Allemagne, c’était l’appartenance à l’ethnie allemande qui conférait ladite nationalité, et les immigrants étaient automatiquement exclus de toute assimilation culturelle ou politique. D’aucuns ont pérennisé l’illusion qu’ils n’étaient tous que des "invités" de passage, qui finiraient par rentrer chez eux un jour ou l’autre. En fait, leurs familles les ont rejoints en Allemagne, et réclament la citoyenneté.
Officiellement, la France a professé l’intégration culturelle et politique de ses immigrants, mais cela n’a pas été le cas pour ses travailleurs maghrébins. Comme l’avait fait l’Allemagne, la France, elle aussi, s’était convaincue que les musulmans maghrébins partiraient un jour. Cette minorité, qui représente aujourd’hui de 5 à 10 % de la population française, a soulevé de gros problèmes, auxquels la France tente de remédier en encourageant sur le tard l’intégration des jeunes générations. Toutefois, l’exemple de la Hollande présente un plus grand intérêt car, tout comme l’Angleterre, elle visait à établir une société multiculturelle et égalitaire.
Ce leurre opportun masquait peut-être une sorte d’hypocrisie, car en Hollande et ailleurs en Europe, personne n’avait pour autant cessé de croire à la supériorité de sa société et de ses normes.
Les immigrants des Pays-Bas ont bénéficié d’une couverture sociale généreuse, attribuée en partie pour pallier la discrimination sociale et les désavantages économiques qui semblaient, à leurs yeux, découler inévitablement de leur choix d’immigrer.
La vision de nouveaux Pays-Bas, multiculturels et unis, dans lesquels se fondrait une population immigrante prospère, était certes pleine de bonnes intentions, mais fondamentalement irréaliste.
Cela crevait les yeux que les Pays-Bas étaient restés tels qu’ils avaient été, c’est-à-dire une société post-calviniste à l’esprit de clocher, rigide et intolérante, son calvinisme d’antan s’étant recyclé en une intolérance libérale coincée bien hollandaise. L’avenir multiculturel était loin d’être évident.
Cependant, on n’a jamais véritablement envisagé la possibilité que cet état de choses inciterait à la haine et à la violence, même si le conformisme sur lequel comptaient les Néerlandais était incompatible avec la culture et la religion musulmanes. C’est de là qu’est né le conflit.
Une fraction non négligeable de l’immigration musulmane a rejeté les conditions du multiculturalisme hollandais. Elle n’a même pas daigné apprendre à parler le hollandais. Par la suite, une partie de la société hollandaise a exprimé sa colère en accordant la victoire au candidat parlementaire Pim Fortuyn en 1998, qui prônait les droits homosexuels et a déclaré que les Pays-Bas étaient "complets" et devaient désormais fermer leurs portes aux nouveaux arrivants. Il fut assassiné.
Cette année, la télévision hollandaise a diffusé la critique tendancieuse du traitement réservé aux femmes musulmanes, réalisée par le cinéaste Theo Van Gogh. Elle comportait des images jugées blasphématoires par des membres de la communauté musulmane.
À la suite de cette diffusion, Van Gogh a été assassiné, lui aussi. L’assassin était, cette fois, un jeune musulman qui se consacrait à l’intégrisme islamique. Les représailles contre des musulmans, exercées dans des écoles et des mosquées, ne se sont pas fait attendre.
Cet événement tragique, survenu dans des circonstances propres au contexte hollandais, a été provoqué par la superposition naïve de bonnes intentions et de suppositions erronées quant aux réalités humaines, sociales et politiques qui découlent des différences culturelles.
Ces suppositions erronées furent en partie le produit de la réaction européenne face à la catastrophe nazie. Dans l’après-guerre, toute distinction raciale et culturelle était considérée comme une source de discrimination et de conflits; par conséquent, tout acte de ce genre était non seulement évité, mais carrément rejeté.
Hier, comme aujourd’hui, on véhiculait certaines chimères sur la nature humaine. Les Occidentaux s’y accrochent encore, malgré tout le mal que s’est donné l’histoire pour leur prouver le contraire.
Parmi ces chimères, on en retrouve une selon laquelle les valeurs fondamentales des démocraties occidentales seraient innées, douées du potentiel de se manifester chez ceux et celles qui ne les reconnaissent pas encore, grâce à l’éducation, la libéralisation des institutions politiques et sociales, et à l’action politique.
On s’imagine que les hommes et les femmes ont le cap non seulement sur la démocratie libérale, mais aussi sur le laïcisme ou l’indifférence religieuse.
L’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest seraient les chefs de file sur ce plan; le retard accusé par les sociétés balkaniques, le monde musulman, et autres soi-disant "États bancals" serait dû à de simples questions de "circonstances".
Les valeurs politiques et même économiques seraient universelles, valables pour toutes les sociétés, présentes et à venir. L’unité de la race humaine ne serait qu’une question de temps. La compréhension des mœurs du passé est jugée superflue et tombe dans l’oubli.
Le siècle des Lumières nous a inculqué le précepte d’un progrès humain inéluctable, précepte qui a présidé à l’élaboration de pratiquement toutes les idéologies politiques qui ont suivi – et que l’histoire a réfutées, coup sur coup.
William Pfaff est l’auteur de Barbarian Sentiments: America in the New Century, 290 p., éd. Farrar.