L’un de mes malins plaisirs d’enseignant de littérature québécoise au collégial est de provoquer volontairement mes élèves en leur demandant ce qui les attire tant chez les Cowboys fringants, ce qui justifie un tel engouement pour ces idoles hirsutes. Car chez les Cowboys, tout est daté: la mélodie, les instruments, le look et le discours. Un groupe "nouveau" tout droit sorti des années 70! Quarante-cinq paires d’yeux me houspillent à ces propos, me défiant silencieusement pour cette hérésie.
Je distribue alors quelques textes, et ce sont chaque fois les mêmes réactions dans ces mêmes yeux. Ils sont d’abord à la fois amusés et choqués par les "Pas de pitié / Mourez chiens de gueux / Mourez baveurs de lanternes / Crossez fumiers de bourgeois" de Claude Gauvreau. Ils sont ensuite émus par la "flagellation" et les "genoux" de Gaston Miron qui mènent au "lit des résurrections et des mille fulgurances de nos métamorphoses". Ils frissonnent à l’évocation du frère de Jacques Brault, mort sur les plages de Sicile, abandonné par "les bâtards sans nom / les déracinés d’aucune terre / les boutonneux sans âge / les clochards nantis / les demi-révoltés confortables / les tapettes de la grande tuerie / les entretenus de la Saint-Jean-Baptiste", autant de "nègres aux belles certitudes blanches" habités d’une "peur pauvresse que farfouille le goinfre du ridicule". Ils ont peine à concevoir les "voix de contremaîtres", le "français pur et atrocement blanc" truffé de "mots lacrymogènes" et de "mots matraques" de Michèle Lalonde. Ils rient enfin franchement à l’évocation des "révolutavernes" et des "molsonutionnaires" de Gérald Godin. Bref, l’univers de François Galarneau ne leur parle qu’à demi-mot, et ils voient mal en quoi les doléances du personnage de Jacques Godbout les concernent encore, eux qui ne se considèrent pas comme des "laveurs de carreaux instruits".
Il est facile d’enseigner le contexte de la Révolution tranquille; il l’est beaucoup moins de transmettre l’indignation et de justifier des notions surannées comme "citoyens de seconde classe", "subalternes", "nègres blancs d’Amérique". La lutte des classes est inconnue à la génération présentement assise sur les bancs des collèges. Du paragraphe précédent, ils ne connaissaient jusqu’alors ni les auteurs ni les concepts. Difficile d’être touchés par une cause qu’ils ne considèrent plus la leur, par des revendications perçues comme datées, passées, finies.
L’actualité les a toutefois rattrapés, et c’est maintenant dans la pratique que s’inscrivent les notions de classe. Ils apprennent l’indignation, ils vivent le paternalisme et sont témoins d’une injustice. Ils expérimentent la force du nombre et, peut-être, les responsabilités qui en découlent.
Nous étions plusieurs profs à les regarder discuter ces deux dernières semaines, dans l’auditorium du collège, impressionnés par une présence si forte de détermination et de solidarité. Impressionnés, mais peut-être fiers également. Ne leur avons-nous pas vanté les vertus de l’esprit critique? Nous les voyons maintenant défiler au gré des mots de leurs idoles.
Sans le savoir, ils sont en train de répondre à mon interrogation de départ quant à "l’effet fringant" (remarquez que nous pourrions tout aussi heureusement parler d’un "effet locass"). Ce que mes élèves peinent à dire en mots, ils sont en train de le dire en gestes. Les soixante-huitards ont beau prétexter que dans "leur temps", le mouvement était plus cohérent, plus important, plus pertinent, le nombre et la diversité des jeunes présentement engagés ne peuvent que nous inciter à sourire.
Engagés. Un archaïsme?
Rassurons-nous, l’indignation est encore pédagogique.
Prochain texte à l’étude: Un dimanche à la piscine à Kigali…
Jean-François Lévesque
Enseignant