Grandes gueules

Forces obscures

L’arrêt Chaoulli de la Cour suprême du Canada est du pain béni pour la famille Desmarais de Power Corporation. En permettant de contracter une assurance-maladie privée couvrant les soins déjà assurés par le régime public, le jugement indique clairement que les compagnies d’assurances privées en seront les principales bénéficiaires.

La décision du plus haut tribunal du pays braque enfin les feux de l’actualité sur les intérêts obscurs qui grenouillent à l’arrière-scène du débat sur la santé, c’est-à-dire ceux des compagnies d’assurances. Or, la famille Desmarais est propriétaire par l’intermédiaire du holding Power Corporation des deux plus importantes compagnies d’assurances au Canada, soit la London Life et la Great-West.

En 2002, on évaluait que, seulement au chapitre des assurances personnelles (ce qui exclut les assurances habitation et automobile), les compagnies d’assurances accaparaient 7,1 % du revenu disponible des particuliers au Canada, comparativement à 5,2 % dix ans auparavant. Au chapitre de l’assurance-maladie, 23,5 millions de Canadiens étaient couverts par une assurance complémentaire, soit presque un tiers de plus qu’il y a dix ans. Tout cela dans un pays soi-disant renommé pour son régime public d’assurance-santé!

Power Corporation sent depuis longtemps la bonne affaire. Elle a acquis, en 1997, pour 2,4 milliards de dollars, la London Life dans une lutte titanesque qui l’opposait à la Banque Royale. En février 2003, Great-West versait 7,3 milliards pour l’acquisition de Canada-Vie, damant le pion à Manuvie. En combinant leurs sociétés de fonds communs et leurs activités dans l’assurance, les Desmarais administrent un actif supérieur à celui de la Caisse de dépôt.

La famille Desmarais est très active dans le domaine de la santé. Le débat sur l’emplacement du CHUM a permis de le constater. Le patriarche Paul Desmarais négociait – et négocie toujours, semble-t-il -, pour le bénéfice de l’Université de Montréal, la cession des terrains du Canadien Pacifique pour la construction d’une technopole de la santé qui ferait une large place aux institutions privées.

La filiale immobilière de Great-West, GWL, était disposée à soumissionner ultérieurement pour un contrat de partenariat public-privé afin de construire et exploiter le futur CHUM.

Il faut également signaler que Power Corporation s’est associée l’an dernier à Francesco Bellini pour fonder Picchio Pharma, une entreprise qu’ils détiennent à parts égales par l’intermédiaire de la société Luxco, enregistrée au Luxembourg pour bénéficier d’un traitement fiscal plus favorable.

Picchio est un holding qui possède des participations de contrôle dans quatre entreprises. Ce sont Adaltis, qui fabrique des outils de diagnostic, Innodia, qui produit des médicaments pour combattre le diabète, Neurochem, dont les médicaments-vedettes traitent l’alzheimer, l’amylose et l’épilepsie, et Virochem qui a le sida et l’hépatite C dans son champ de tir.

Les entreprises concentrent leurs activités de recherche dans des champs lucratifs, qui le seront d’autant plus que la branche médiatique de l’empire Desmarais justifiera le coût élevé des médicaments produits. C’est cela aussi, la convergence.

Par de multiples moyens, Power Corporation a cherché au cours des dernières années à influencer l’opinion publique en faveur de la privatisation des soins de santé. Par exemple, en 2001, une commission d’enquête créée par le gouvernement albertain a produit un rapport prônant une plus grande privatisation des soins de santé. Le rapport a fait scandale dans l’Ouest du pays parce que la commission était présidée par l’ancien ministre conservateur Don Mazankowski, qui siégeait en même temps au conseil d’administration de Great-West!

Le journaliste Franco Nuovo, du Journal de Montréal, a révélé qu’Hélène Desmarais, conjointe de Paul Desmarais fils, exerçait des pressions indues sur les journalistes pour qu’ils appuient le projet du CHUM.

Mais l’offensive idéologique pour une plus grande participation du privé passe en grande partie par l’intermédiaire de l’Institut économique de Montréal (IEDM), le pendant québécois du Fraser Institute, un think tank néolibéral de la Colombie-Britannique, grassement financé par le patronat canadien dont Power Corporation. Le fondateur du Fraser Institute, Michael Walker, était un partenaire de racketball de Milton Friedman, l’économiste gourou du néolibéralisme.

L’IEDM a été créé comme junior partner du Fraser Institute pour atteindre un public francophone. Son financement est plus "occulte", étant donné qu’il a réussi à se faire octroyer par Revenu Canada un numéro d’œuvre de charité, qui permet à des donateurs "inconnus" d’obtenir des dégrèvements d’impôts. Hélène Desmarais siège au conseil d’administration de l’IEDM.

Le gouvernement Charest, se refusant à utiliser la clause dérogatoire pour se soustraire à l’arrêt de la Cour suprême et préserver le caractère public de notre système de santé, ouvre grand la porte aux assureurs privés. Paul Desmarais ne pouvait être plus prophétique lorsqu’il a salué l’élection de Charest en déclarant: "Je crois sincèrement que nous sommes à l’aube d’un nouveau départ au Québec. Nous avons une occasion unique de réaliser des progrès notables."