Grandes gueules

Le leadership culturel de l’État québécois « à vau-l’eau »

Je suis venu écrire dans notre Grande Bibliothèque. J’adore cette nouvelle institution culturelle. J’aime m’y arrêter pour quelques instants avant de prendre l’autobus qui me mène à l’Assemblée nationale ou après une journée à mon bureau de circonscription de Mercier. Je viens y voir les nouveautés, écouter un peu de musique ou prendre mes courriels. Je lis d’ailleurs le courriel qu’un administrateur d’une grande institution culturelle québécoise m’a fait parvenir ce matin et dans lequel il est écrit que la culture allait "à vau-l’eau", et ainsi qu’elle se détériore ou périclite.

Je ne sais s’il faut porter un jugement si sévère sur l’état de la culture. En cette rentrée culturelle de l’automne 2005, je constate que la culture québécoise, dans toutes ses expressions, a beaucoup à offrir à celles et à ceux qui veulent et ont les moyens d’apprécier notamment le théâtre, la danse, la musique et la peinture d’ici. Je remarque de même que nos institutions culturelles donnent aussi accès aux expressions culturelles des autres pays du monde et assument leur responsabilité de promouvoir la diversité culturelle. Alors, pourquoi notre culture irait-elle nulle part?

Lorsque l’on constate qu’une grève pourrait provoquer l’annulation de la prochaine saison de l’Orchestre symphonique de Montréal, que rien n’est réglé dans le dossier de la salle de concert de l’OSM et des conservatoires de Montréal, que la confusion règne autour des festivals internationaux de films de Montréal, que les musées nationaux et régionaux sont sous-financés ou menacés de fermeture et qu’a disparu la Fondation Jean-Pierre-Perrault, sans doute peut-on donner raison en partie aux détracteurs de l’état de la culture au Québec.

D’aucuns attribueront l’existence du cul-de-sac des politiques culturelles du Québec aux moyens toujours trop limités mis à la disposition des créateurs et des interprètes au Québec ainsi que des institutions qui les soutiennent et les diffusent. Les institutions publiques et privées ne sont pas assez généreuses avec le monde des arts et des lettres dont elles s’enorgueillissent pourtant et dont elles vantent sur toutes les tribunes les mérites. S’agissant d’institutions publiques, on ne peut que partager ce point de vue lorsqu’on constate que le gouvernement du Québec n’a pas doté le Conseil des arts et lettres du Québec (CALQ) et la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) des moyens dont ils ont besoin pour soutenir l’élan culturel. Le gouvernement du Québec est resté sourd aux revendications du Mouvement pour les arts et les lettres (MAL) qui ont pour but de permettre notamment à ces organismes et sociétés d’État d’appuyer les efforts des régions et des municipalités du Québec en matière culturelle. Il ne répond pas davantage à l’idée que le financement de ces organismes et sociétés puisse être garanti par la loi et soit mis à l’abri du couperet du ministre des Finances.

Et ce n’est certainement pas Placements Culture, ce fonds d’appariement doté de 5 M $ et dont la création a été annoncée lors du Discours sur le budget du 21 avril 2005, qui constitue une réponse appropriée aux revendications du milieu culturel québécois. Si le financement privé de la culture doit être encouragé, encore faut-il qu’il ne donne pas lieu à un désengagement équivalent de la part de l’État. Ainsi, au même moment où le gouvernement libéral annonce une dotation de 5 M $ pour Placements Culture, il réduit d’un montant équivalent la somme accordée pour le Soutien aux équipements culturels. Le mémoire du Conseil québécois du théâtre est d’ailleurs fort éloquent sur l’inutilité de Placements Culture pour un grand nombre d’organismes culturels. Rares sont les compagnies théâtrales qui pourront véritablement en bénéficier en raison du fait que peu d’entre elles dégagent des profits susceptibles d’être investis dans un tel fonds. De plus, la compétition qu’engendre un tel système de financement ne peut que porter préjudice aux plus petites compagnies, sans égard à la créativité des artisans. L’État québécois doit plutôt donner l’exemple en finançant mieux et davantage ses artistes. Exigerons-nous de nos créateurs qu’ils donnent priorité à la levée de fonds plutôt qu’à la création?

En ce qui concerne ces artistes, que dire du plan d’action pour l’amélioration de leurs conditions socioéconomiques? Si la ministre a rendu public en juin 2004 un plan d’action pour améliorer les conditions des artistes, force est de constater que la mesure de rentes d’étalement du revenu dont l’effet devait être "mesurable à court terme" n’a pas eu à ce jour le succès escompté. Lors de l’étude des crédits du ministère de la Culture et des Communications, nous avons découvert que bien peu de ces mesures étaient opérationnelles. Ainsi, la table de concertation, dont la création avait été annoncée en 2004 et sur laquelle reposent la plupart des mesures du plan d’action, ne s’était toujours pas réunie afin de discuter de la situation des artistes de la scène.

D’ailleurs, pendant que le gouvernement du Canada engrange des surplus astronomiques, le gouvernement du Québec n’est aucunement justifié d’invoquer le manque de fonds nécessaires au soutien convenable de notre culture. La ministre Beauchamp n’aurait-elle pas intérêt à rappeler à son homologue fédérale Liza Frulla ses ambitions alors qu’elle était ministre de la Culture et des Communications et qu’elle demandait la maîtrise d’œuvre de la culture et des budgets y afférents?

Et que penser des autres dossiers culturels que la ministre Line Beauchamp n’arrive pas à faire avancer? L’avenir de Télé-Québec au lendemain du rapport Bédard est plus qu’incertain. Après avoir refusé de tenir une commission parlementaire dans le but d’examiner les recommandations du rapport Bédard, la ministre tarde à mettre en œuvre des recommandations. Et s’agissant de l’une des recommandations principales du rapport, à savoir celle de privatiser l’ensemble de la production des émissions de Télé-Québec, elle est très mal accueillie par les personnes et institutions qui ont multiplié les interventions visant à maintenir la capacité autonome de production de Télé-Québec.

Que dire enfin du dossier de la diversité culturelle? Après s’être fait bâillonner par le gouvernement du Canada à l’UNESCO en octobre 2003, le gouvernement du Québec n’a pas livré de son propre chef une bataille pour faire du futur traité un instrument véritablement contraignant et conforme aux intérêts du Québec. Le texte final de l’avant-projet de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, rendu public la semaine dernière par l’UNESCO et dont on anticipe l’adoption par la Conférence générale de l’UNESCO en octobre 2005, ne comprend d’ailleurs pas de mécanisme de règlement des différends digne de ce nom. La portée de ce traité sera donc considérablement affaiblie et est susceptible de laisser la culture québécoise sans protection appropriée. Au surplus, n’est-il pas désolant de constater que le gouvernement du Québec n’a jamais réclamé, dans le cadre de ce débat, le droit de parler de sa propre voix à l’UNESCO et de revendiquer le statut de membre associé de l’UNESCO pour participer directement aux débats sur la diversité culturelle?

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Dans notre Grande Bibliothèque, je parcours maintenant un roman qui a pour titre À vau-l’eau et que l’on doit à l’écrivain français du XIXe siècle Joris-Karl Huysmans. Écrit en 1895, ce roman porte sur la vie pitoyable d’un petit fonctionnaire de son temps qui se laisse aller "à vau-l’eau" et dont l’existence se détériore peu à peu. Je lis ces pages en voulant me convaincre qu’il n’en est pas ainsi de la culture au Québec et que je devrais me réjouir de l’effervescence culturelle de sa métropole, de sa capitale nationale et de ses régions. Mais, je m’en abstiens tant le leadership de l’État québécois en la matière fait défaut. Peut-être dois-je répondre à mon interlocuteur que c’est le leadership culturel de l’État québécois plutôt que la culture québécoise elle-même qui s’en va "à vau-l’eau".

Daniel Turp
Député de Mercier à l’Assemblée nationale du Québec
Porte-parole de l’Opposition officielle en matières de relations internationales, de culture et de communications