Grandes gueules

Sortir les ordures

(À Victor Jara, mon amour!)

Victor, Victor… comme un million de tes amis descendus dans les rues de Santiago ce soir, il me semblait approprié, lorsque la nouvelle est tombée, de boire un peu de ce vin noir de ton pays, sapide et râpeux, histoire de célébrer l’événement tardif que j’ai tant attendu. Mais on ne souhaite jamais la mort aux morts car, comme tu le sais, là où tu es, c’est peine perdue…

Victor, le Viña Alempue du Sud conservera toujours l’amère couleur du sang et des larmes.

Le sang des torturés de 73, la chair tendre des enfants de 17 ans à peine, bâillonnés et aveuglés, jetés vivants aux requins de l’Atlantique durant les nuits de septembre du haut des avions militaires noirs. Les larmes de centaines d’étudiantes violées dans les sous-sols de prisons de fortune. Les larmes de milliers d’exilés sans pays, sans famille. Les larmes des mères qui gueulent encore ce soir devant la Moneda, attendant qu’on leur rende un papier, un aveu, des os, juste quelque chose pour enterrer proprement leurs enfants; cégépiens kidnappés en pleine rue pour avoir osé agiter un drapeau.

Victor, j’ai 45 ans, je vis en démocratie relative, ponctuée désormais d’excès policiers vaguement justifiés par un terrorisme que nous avons partiellement provoqué.

J’avoue, le militantisme romantique de nos 20 ans manquait de rigueur. Nous nous sommes pâmés pour des meurtriers égocentriques en écoutant du Pink Floyd sous le poster de Che Guevara. Nous avons insolemment et bêtement cautionné de sombres dictatures, mais quelques-uns ont aussi cru en toi. Au socialisme démocratique du Sud… Au pouvoir de la parole intègre et insolente du poète.

Victor, quoique je ne croie plus beaucoup à l’influence de l’art sur le politique, ce soir de deuil ou de fête, je rejoins amoureusement par courriel d’outre-mer des voix têtues. Celles de mes amis: Francesca Soleville, Jean-Max Brua disparu, Pierre Barouh, Jacques Bertin, merveilleux chanteurs engagés brûlant leurs chances de faire TF1 en 73 parce que le Chili n’était pas en vogue dans l’industrie du divertissement lorsque Thatcher, Mitterrand ou Chrétien pensaient FMI et que le monde entier dansait la lambada.

Victor, tu sais, désormais l’affaire n’est pas toute noire ou toute blanche. Qui sait ce qu’il serait advenu d’un Chili socialiste? Une dictature proscrivant l’homosexualité et la liberté de presse genre Cuba? Probablement pas. Mais laquelle de ces prospectives saurions-nous opposer à Carmen Quintana, cette petite Chilienne venue au Québec pour être opérée de multiples greffes de la peau parce qu’elle avait été arrosée d’essence et brûlée vive par les militaires?

Victor, plus beau, plus courageux des poètes assassinés de toutes les Amériques, aujourd’hui, alors que certains pourraient concéder quelques vertus à la récupération des ordures, je veux montrer ici le témoignage de Victor Miguel Cabezas dans L’Humanité au lendemain de la prise du pouvoir par Pinochet, alors qu’on avait rassemblé les socialistes/terroristes dans un stade: "On amena Victor et on lui ordonna de mettre les mains sur la table. Dans celles de l’officier, une hache apparut. D’un coup sec il coupa les doigts de la main gauche, puis d’un autre coup, ceux de la main droite. On entendit les doigts tomber sur le sol en bois. Le corps de Victor s’écroula lourdement. On entendit le hurlement collectif de 6000 détenus. L’officier se précipita sur le corps du chanteur-guitariste en criant: "Chante maintenant pour ta putain de mère", et il continua à le rouer de coups. Tout d’un coup, Victor essaya péniblement de se lever et, comme un somnambule, se dirigea vers les gradins, ses pas mal assurés, et l’on entendit sa voix qui nous interpellait: "On va faire plaisir au commandant." Levant ses mains dégoulinantes de sang, d’une voix angoissée, il commença à chanter l’hymne de l’Unité populaire, que tout le monde reprit en choeur. C’en était trop pour les militaires; on tira une rafale et Victor se plia en avant. D’autres rafales se firent entendre, destinées celles-là à ceux qui avaient chanté avec Victor. Il y eut un véritable écroulement de corps, tombant criblés de balles. Les cris des blessés étaient épouvantables. Mais Victor ne les entendait pas. Il était mort."

Oh Victor! Un verre de vin sombre entre tes mains! Les ordures sont finalement parties. Merci. Merci!