Hors champ

Analyse d’un cliché

Je viens de passer trois jours à Moncton, sur l’invitation du Festival littéraire Northrop Frye. Ces visites éclairs sont éprouvantes pour l’intellect. On prête en effet aux écrivains des capacités d’analyse surnaturelles. Les attentes sont stratosphériques, les lecteurs que l’on risque de décevoir sont innombrables, l’échec semble inévitable – bref, il me fallait exprimer tout le jus de l’Acadie culturelle, saisir son essence, tirer des conclusions brillantes. Faire vite et bien. En 72 heures. Avec une sinusite.

À vue de nez, l’affaire s’annonçait mal. J’arrivais 24 heures trop tard pour assister à l’événement-clé du festival: une rencontre entre Antonine Maillet et Patrick Chamoiseau. Pouvait-on concevoir un meilleur point de départ pour cette chronique? Imaginez bien la situation: tandis que chez nous on s’entre-arrachait les cheveux en se demandant si notre littérature était trop québécoise pour intéresser le marché français, les gens de Moncton orchestraient la rencontre d’une Acadienne et d’un Martiniquais ayant tous deux remporté le prestigieux prix Goncourt grâce à des romans rédigés dans une perspective farouchement locale. Rien de moins.

On pourrait quasiment y voir une cinglante réponse à nos questionnements identitaires – mais il ne faudrait pas pousser la naïveté jusque-là. Les Acadiens sont bien assez accaparés par leurs propres obsessions pour s’occuper des nôtres.

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L’ami André (connu jadis sous d’autres cieux) m’attendait à la sortie de l’aéroport. Sans perdre une seconde, je le bombardai de mes questions les plus pressantes. Comment se portait la communauté francophone des environs? Que pensait-on de Montréal, de Paris, de Marie-Jo Thério? Comment l’Acadien de Dieppe et l’Acadien de La Mecque s’entendaient-ils? Quels effets (forcément pervers) le tourisme engendrait-il sur la psyché locale? Et what about le chiac?

Cet interrogatoire n’était qu’un hors-d’oeuvre. Dans les jours qui suivirent, je harcelai successivement une sociolinguiste, deux classes d’étudiants de douzième année, une paire de professeurs, quelques écrivains, un éditeur, un ambassadeur de la République du Madawaska, quatre caissières de Tim Hortons (en vrac) et un badaud qui n’avait rien demandé à personne.

On l’aura compris, je comptais établir un portrait de Moncton par la négative, en la purgeant d’abord de tous les clichés. Mais voilà bien une drôle d’affaire: lorsqu’on a enfin évincé tous les clichés, on éprouve le sentiment de n’avoir plus en face de soi qu’un squelette de réalité, des ossements bien récurés, des tibias et des vertèbres – ou alors des carapaces de crustacés évidées, si vous tenez à la couleur locale.

Écaillez trop vigoureusement l’Acadien, vous obtenez un Nord-Américain générique, qui habite un bungalow, mange de la pizza et conduit un 4 x 4.

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Au bout du compte, il existe une différence fondamentale entre nos deux solitudes: les écrivains de Moncton viennent à Montréal, les écrivains de Montréal ne vont nulle part. Ils restent sur l’île. Vu le coût prohibitif des logements, on s’émerveille que tant d’entre eux habitent encore ici – mais je m’égare. Les écrivains de Montréal ne bougent guère. Où iraient-ils? Paris ne représente plus un rite de passage. (Ce qui ne nous empêche pas de râler contre la mauvaise distribution de notre littérature en France, mais nous n’en sommes plus à un paradoxe près.) Quant au reste de la francophonie, elle n’offre guère l’embarras du choix. Montréal est la seconde plus grande ville francophone au monde. L’écrivain québécois en quête d’un tremplin devra donc conquérir une métropole non francophone, compromis fâcheux pour un animal qui gagne sa vie avec le langage.

La question se pose différemment pour les écrivains de Moncton, qui souvent viennent s’installer à Montréal afin de faire mousser leur carrière. Ceux qui restent en Acadie pour garder le fort hésitent entre la fierté de voir rayonner leur culture et le sentiment d’avoir été abandonnés. L’artiste acadien émigré est une sorte de transfuge glorieux, parfois un enfant prodigue – aussi semble-t-il capital, à Moncton, de savoir qui est parti, resté ou revenu.

La question identitaire demeure, en somme, similaire à celle qui prévalait après le Grand Dérangement: il n’y a que deux lettres de différence entre exportation et déportation, et les Acadiens se méfient de cette nuance orthographique. Délicat dilemme géopolitique. Nous revoilà à deux doigts du cliché – et pourtant, j’ai le sentiment confus d’y trouver matière à enseignement.

Il faudrait organiser une grande table ronde, quelque part à mi-chemin entre Moncton et Montréal – disons à Causapscal -, et discuter franchement de tout ça.