Mon ordinateur s’apprête à mourir. Je le sais, je le sens. J’en éprouve une certitude organique, quasi viscérale – car l’ordinateur, qu’on le veuille ou non, nous ressemble. Il est une sorte d’humain atténué, dépourvu d’états d’âme mais apte aux calculs complexes, muni d’une mémoire pachydermique. Il a le sang chaud, respire fort par ses grilles encrassées et produit une grande variété de bruits: il vrombit, ronfle, pétille, grésille, soupire. Quand il sent la mort approcher, il claque, siffle et pète, clignote, hésite et renifle.
Attentif à ces symptômes, j’anticipe depuis quelques semaines le décès de mon fidèle compagnon. Il n’a que 4 ans, mais ne nous fions pas aux chiffres. Pour un chien, cela se traduirait en 15 longues années. Pour un humain, 75 printemps. L’ordinateur vieillit à une vitesse folle – et il trépasse d’autant plus vite que notre dépendance à son égard est grande. Son espérance de vie flotte et fluctue au gré de l’économie de marché. (Nous nous ressemblons décidément beaucoup.)
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La technologie engendre-t-elle davantage de possibilités que de dépendances? Question embêtante entre toutes. Pour y répondre, il nous faut recourir à la neurologie, à l’épistémologie et à la règle de trois. Il s’agit, à n’en pas douter, d’un problème fondateur de notre civilisation, obsédés que nous sommes par le support et l’outil.
Le problème n’épargne pas les écrivains, bien au contraire. D’ailleurs, le vingtième siècle regorge d’exemples révélateurs. Prenez Kerouac. Le père de la tribu beat entretenait une relation symbiotique avec sa grosse Underwood en acier cabossé. Il la gavait de kilomètres de papier en rouleau afin de n’avoir jamais à éloigner ses doigts du clavier plus de quelques secondes. Il craignait l’à-coup et l’interruption, s’absorbait dans les longues transes que facilitait une mécanique bien huilée. Truman Capote le lui reprocha d’ailleurs: On the Road, affirmait-il, relevait davantage de la dactylographie que de l’écriture.
Capote avait le sens de la formule, mais parions qu’il n’écrivait pas sur des peaux de chèvre. Personne n’échappe à la technologie, et il est instructif de se demander à quoi ressemblerait la littérature du vingtième siècle si nous n’avions pas inventé le stylo à bille, la machine à écrire, l’ordinateur personnel. Franchement, combien d’écrivains contemporains n’arriveraient même plus à aligner trois paragraphes sans un logiciel de traitement de texte?
Avouons-le, l’hypothèse nous scandalise. Nous conservons des penchants platoniciens: l’inspiration nous semble (encore et toujours) précéder la matière. S’il faut en croire l’idée reçue, l’écrivain se résume à un paratonnerre, un prophète sur la montagne. Il capte et reproduit les ondes de la vérité. Quant à l’outil, il demeure purement accessoire. Sacré Platon.
Pour ma part, j’appartiens à une génération d’écrivains biberonnés à l’ordinateur, imprégnés de matérialisme scientifique, obsédés par une question toute bête: comment diable Flaubert est-il parvenu à écrire Madame Bovary sans la fonction copier-coller?
La question est, bien sûr, beaucoup plus complexe. En fait, si Flaubert avait disposé de la fonction copier-coller, les aventures d’Emma Bovary auraient sans doute été narrées de manière fort différente. L’ordinateur ne permet pas bêtement d’écrire plus vite: il affecte le style même de l’écriture, de la pensée. Il permet en outre de jouer à Tétris entre deux chapitres.
Après 15 ans au clavier d’un ordinateur, je n’arrive plus à différencier clairement mon métier des outils qui permettent de le pratiquer. Ne vous fiez pas aux apparences, ce constat est tout sauf serein. Comment admettre en effet que mes romans seraient foncièrement différents sans le plastique et l’électricité? Ma logique accepte cette évidence. Mon ego y résiste. Ne parlons même pas du dilemme éthique: n’est-il pas contradictoire de fustiger l’économie pétrolière tout en utilisant un ordinateur?
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Bref, mon loyal portable menace de trépasser sous peu, et me voilà plongé jusqu’au cou dans les préarrangements funéraires. En un mot: je magasine une nouvelle machine – activité horripilante s’il en est. Je jongle avec les modèles, je compare la puissance, la consommation d’énergie, la durabilité, la compatibilité matérielle avec Linux. Celeron ou Motorola? Apple ou PC? Grande surface ou boutique de quartier? J’étudie les coûts (fatalement astronomiques). Je grimace, je soupire. Et comme si toute cette histoire n’était pas déjà bien assez compliquée, je me prends les pieds dans les fleurs du tapis philosophique.
Me voici à deux doigts d’envisager une solution drastique: revenir au crayon et au papier. Parions que l’expérience serait intéressante.