Hors champ

Portrait de l’auteur en habit de camouflage

On s’intéresse beaucoup aux livres que lisent les écrivains, persuadé peut-être d’y trouver quelque secrète vérité. Au cours de l’entrevue typique, l’auteur devra détailler ses lectures du moment, ses oeuvres significatives. Quels confrères l’influencent, quel bouquin lui importe, que lit-il dans le bain? Poésie, pamphlet ou polar?

Personnellement, je ne m’y habitue pas. Pour être exact, je ne m’habitue pas à cet exercice difficile qui consiste à paraître intelligent par le biais d’une liste de lectures. Il me semble obscurément incriminant d’avouer qu’en ce moment, je lis le Peterson Field Guide to Insects sur les toilettes – une lecture honteuse dans un lieu indicible. J’y apprends pourtant mille détails savoureux sur le termite, le maringouin et le bousier sylvestre, mais je doute que cela suffise à réhabiliter pareil opus aux yeux du vigoureux journaliste culturel qui s’enfile dix romans par semaine, beau temps, mauvais temps.

Voilà bien mon défaut: je m’informe peu. Pis encore, je n’ai jamais lu Joyce. Je suis un inculte, qui préfère souvent les moeurs du scarabée aux grandes proses du siècle dernier.

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Que vient faire ce scarabée dans une chronique littéraire? Question judicieuse. En réalité, je comptais vous parler de Conrad Kirouac, cousin éloigné de l’autre Kerouac, et mieux connu sous le nom de frère Marie-Victorin. (De mieux en mieux, songerez-vous. D’abord les insectes, maintenant un botaniste. On entre dans cette chronique comme dans un moulin.)

Conrad Kirouac, rappelons-le, était aussi écrivain – un écrivain sans ampleur, pas mauvais, mais simplement atteint des mêmes vices que la plupart de ses contemporains: il signait de petits croquis moraux, campagnards, un peu ampoulés. Sa carrière recèle toutefois un paradoxe (et c’est évidemment ce qui la rend intéressante): il ne devient en effet un véritable écrivain qu’à partir du moment où il abandonne les attributs d’un écrivain. Il laisse peu à peu la narration, le lyrisme et l’édification des masses pour se consacrer au pissenlit et à la clintonie boréale. Il herborise, il classe, il analyse. Il se passionne tant pour le sujet qu’il s’efface devant lui. Et son écriture en bénéficie.

Il atteint, avec la Flore laurentienne, une précision et une élégance peu habituelles dans la littérature des années 30. Nulle enflure verbale dans les pages du célèbre manuel de botanique. D’ailleurs, l’ouvrage n’a rien perdu de sa modernité. On y cherche vainement le frère Marie-Victorin, respectable clerc des Écoles chrétiennes; on ne trouve qu’un Conrad Kirouac monomane, passionné de génétique, épris de la matière jusqu’à en paraître mécréant.

Il ne se gêne pas pour préciser, par exemple, que les feuilles du cannabis servent "en Orient à la fabrication du haschich, que l’on mâche pour se procurer une espèce d’ivresse peuplée de rêves délicieux". À l’évidence, la botanique fait tomber les scrupules moraux – et il n’en faut pas davantage pour imaginer notre homme tâter du spécimen (par pure curiosité scientifique, il va sans dire).

La science, en somme, sauve Conrad Kirouac. Elle lui procure une manie – moteur précieux de l’écrivain – et il s’y livre si bien qu’on le verrait volontiers attablé dans une taverne, flanqué de Georges Perec et de Douglas Coupland. Le trio semble hétéroclite. De quoi parleraient-ils? De solanacées, de légendes urbaines ou de géographie parisienne? Peu importe. Ils s’entendraient sans doute sur l’importance de la taxinomie, d’établir un système significatif. Et de s’effacer devant ce système.

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Je me consacre donc, depuis quelques semaines, au Peterson Field Guide to Insects – et il me semble, à la lumière de Conrad Kirouac, que pareil loisir se défend. Peut-être, en fin de compte, n’existe-t-il pas de lectures honteuses? L’important est de trouver un monde authentiquement passionnant, puis de se fondre dans le décor. Perec se dissimule derrière les casse-tête, Coupland derrière la culture populaire nord-américaine et Kirouac derrière un buisson d’amélanchiers. Pour ma part, je trouve que le scarabée fournit une cachette tout à fait commode. Le cloporte aussi, d’ailleurs. Tout comme la fourmi (rouge ou non), l’escargot et la tordeuse d’épinette. En vérité, tout arthropode convient. Si l’insecte n’est pas à votre pointure, vous pourrez pencher pour l’architecture hopi, l’économie de marché, les instruments de musique disparus ou l’histoire des banlieues japonaises.

Ça n’a, en fin de compte, pas tellement d’importance.