Lorsque j’ai quitté le bungalow familial, il y a près de 15 ans, mon père m’a légué une petite mallette de classement en carton beige. Plus qu’un simple don, il s’agissait d’un bout de sagesse post-moderne: un homme doit dominer la paperasse, et non se laisser dominer par elle.
En ce qui me concerne, le défi est quotidien.
Prenez d’abord les factures. Elle apparaissent de nulle part, s’assemblent au fond de mon portefeuille, forniquent et se multiplient à une vitesse virale. Lorsque vient l’heure de m’en débarrasser, un scrupule fiscal s’empare de moi. Pas le choix de trier ces damnés coupons de caisse (certaines dépenses sont déductibles). Mañana est le mot d’ordre: je pince la liasse avec un trombone – minuscule sabot de Denver – et l’abandonne sur le coin du bureau, avec les factures des semaines (voire des saisons) précédentes.
Cette première abdication annonce ma perte – car viennent ensuite les relevés: comptes bancaires, carte de crédit, location de voiture, électricité, téléphone, Internet. Ajoutez-y les manuscrits, les brouillons, les Post-it, les cartes d’affaires, les chèques et chéquiers, les notes, les formulaires gouvernementaux, les modes d’emploi et plusieurs catalogues IKEA que nous conservons d’une saison à l’autre comme de précieux témoignages d’une réalité parallèle et intangible. Ne parlons même pas des bouquins qui s’empilent et s’accumulent, des coupures de presse, des revues à moitié lues et des listes d’épicerie.
Voilà plusieurs mois que l’héroïque et paternelle mallette en carton beige ne suffit plus à la tâche. Il me faut désormais un classeur – achat grave entre tous.
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Nous voici en chemin, ma blonde et moi, pour le légendaire entrepôt de liquidation des surplus d’Hydro-Québec. Le citadin à l’esprit aventurier peut s’y procurer (nous assure-t-on) une vaste variété d’objets essentiels, depuis le presse-papiers jusqu’au transformateur industriel de 250 kilovolts.
L’objectif se situe au fond d’un lointain parc industriel oriental. Une adresse invraisemblable, dans les onze mille et des poussières. Nous nous perdons plusieurs fois avant d’aboutir enfin à ce bunker en tôle ondulée, casé entre un bosquet d’épinettes malades et un champ de pylônes.
L’endroit est sombre. Sous nos yeux somnolent plusieurs dizaines de vieux classeurs, empilés sur des palettes poussiéreuses, constellés d’ecchymoses historiques. Le classeur est décidément un ustensile sinistre ; en troupeau, il paraît plus hostile encore. Il a des angles militaires, une carrure menaçante. On frémit en imaginant ce que ses tiroirs ont pu contenir: manuel d’entretien pour centrales nucléaires, plans de moteurs à eau et autres bizarreries énergétiques.
Deux tours de manège plus tard, j’ai jeté mon dévolu sur un modeste modèle à deux tiroirs. Au moment d’acquitter la facture – et d’entrer, pour de bon, dans le monde des adultes responsables -, j’ai la présence d’esprit de mesurer le meuble. (L’expérience m’a en effet appris que les objets ne se réduisent pas à leur valeur symbolique. Il leur arrive aussi de posséder une réalité géométrique, toute en dimensions et en largeurs, en saillies, en poignées et en roulettes.)
Ruban à mesurer en main, j’entreprends la bête dans tous ses axes. Constat désolant: sa plus courte arête dépasse les mensurations de l’humble bagnole nolisée pour les besoins de la cause. En un mot: ça n’entrera pas. Abattus, ma blonde et moi regardons autour de nous. Aucun classeur plus petit dans les parages. Nous sommes dans le hangar de la démesure.
Nous remettons le cap vers l’ouest, les mains vides, un après-midi de moins au compteur.
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Au moment où je rédige ces lignes, la paperasse pullule de plus belle autour de moi. Notre aventure à l’entrepôt de liquidation m’a radicalement enlevé le goût du magasinage et des solutions compliquées. Pour être exact, j’ai compris que le classeur ne représente pas l’outil le mieux adapté à ma situation.
Je m’apprête donc à sortir acheter un banal hibachi à 19,95 $ chez le quincaillier du coin. Pas besoin de briquettes, j’ai tout ce qu’il faut à la maison.