Hors champ

Devancer les éboueurs

L'écrivain est le poisson vidangeur de cet aquarium boueux que l'on nomme culture. Il filtre, il recycle, il brocante. Plus les déchets abondent, plus l'auteur a l'écaille lustrée. Un bon écrivain, en somme, devance toujours les éboueurs, vérité peu prisée que rappelait Christian Mistral dans son roman Vautour – juste avant de nous balancer un magistral menu de binerie en guise de chapitre.

L'écrivain n'invente rien. Ses codes et ses matériaux sont les fruits d'un immémorial labeur collectif. Il ramasse et il assemble, il décape et il revernit – mais il compose chaque fois avec 99,9 % de matériel usagé. (Notez bien que je retranche une décimale, pour le bénéfice du doute.)

Le concept de nouveauté littéraire est un vieux mensonge qui fait l'affaire de tout le monde. En vérité, la littérature n'échappe pas aux lois de la conservation de la matière – rien ne s'y perd, rien ne s'y crée. J'ajoute même que tout l'intérêt de l'exercice repose précisément sur cette étonnante capacité d'assembler sans fin les mêmes vieux Lego que l'on se passe de main en main, de l'aîné jusqu'au benjamin, depuis de lointaines époques. Le jeu de meccano d'Homère ne date pas d'hier, mais il fait encore l'affaire.

L'obsession de la nouveauté constitue sans doute une forme atténuée de parricide. On prétend faire table rase, écrire au-delà de ses prédécesseurs. Vanité des vanités: pour s'affranchir un tant soit peu de notre lourd passé, il faudrait inventer un idiome inédit, élaborer un alphabet sur mesure, oeuvrer sur un support d'origine extraterrestre, redéfinir toutes les lois de la narration – et obtenir, par le fait même, un roman aussi abscons qu'inintéressant.

On pourrait gloser longuement sur l'origine de cette illusion. Prend-elle sa source dans l'ego de l'auteur? Dans les départements de mise en marché des maisons d'édition? Dans la soif populaire pour les héros, messies et autres enfants prodiges?

Chose certaine, une partie de l'affaire repose sur la qualité matérielle du livre moderne. Vous en doutez? Exercice de la semaine: allez en librairie et examinez un des opus fraîchement parachutés sur les présentoirs. Surtout, ne prenez rien sur les tablettes: vous n'y trouveriez que des vieilleries datant du mois d'avril, c'est-à-dire de la première communion de votre arrière-grand-oncle Gérard. Le monde des lettres roule bon train. Même les gadgets informatiques périment moins vite.

Choisissez donc un roman en devanture, pigez au milieu de la pile et contemplez la couverture. Faites abstraction de tout élément d'ordre esthétique, concentrez-vous plutôt sur la dimension moléculaire de l'objet: la qualité de l'impression, les vernis sélectifs, l'épine encore dépourvue de la moindre ride. Ouvrez ensuite le livre en plein centre, humez la colle et l'encre. Caressez le papier entre le pouce et l'index, appréciez sa texture et sa souplesse.

Vous tenez dans vos mains l'incarnation même de la nouveauté.

La langue française fait preuve d'une (instructive) imprécision: le substantif "nouveauté" désigne tout à la fois ce qui est neuf et ce qui est nouveau. Emportés par l'enthousiasme, il nous arrive souvent de confondre l'un et l'autre.

ooo

Bref, j'apprenais la semaine dernière l'existence d'ÉcoInitiatives, une organisation de Vancouver qui encourage les maisons d'édition à imprimer leurs bouquins sur papier kascher. Les signataires s'engagent à n'utiliser que des papiers exempts d'arbres provenant de forêts menacées, sans blanchissage au chlore, et contenant un pourcentage minimal de fibres réutilisées. Depuis 2001, quelque 80 éditeurs (essentiellement du Canada anglais) ont pris le train.

J'applaudis à tout rompre. Pas simplement parce que j'ai un faible pour les épinettes noires. Pas seulement parce qu'il est doux d'imaginer ces monceaux de publisacs, de catalogues, de journaux, d'enveloppes à fenêtre et de factures inclassables transmutés en romans. Pas uniquement parce qu'il est rassurant d'imaginer que mes chroniques hebdomadaires entameront peut-être une seconde vie sous les mots d'un autre.

Mais surtout parce que, pour une fois, la littérature sera en phase avec son support: des idées recyclées sur du papier recyclé.

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