Hors champ

Dans un laboratoire près de chez vous

Ma bibliothèque est une jungle. Les livres n’y obéissent à aucun classement – exit Dewey, la Bibliothèque du Congrès, l’ordre alphabétique, le regroupement par collection. Don DeLillo voisine les guides de voyage, Queneau suffoque entre un dictionnaire espagnol et une pile de magazines d’archéologie précolombienne. Aucun système apparent. Quatre tablettes de pur chaos.

Je rêve parfois de ne plus posséder qu’une douzaine de bouquins. Même pas des titres essentiels, mais de simples livres de passage, posés sur mes tablettes pour un bref moment. Malheureusement, je succombe souvent à la tentation de collectionner et les livres s’empilent autour de moi, envers et contre ma volonté.

Il m’arrive parfois de penser au livre électronique – vous savez, cette improbable technologie qui refait surface tous les 14 mois, telle une bête des profondeurs venant respirer un coup avant de replonger dans les ténèbres? On nous annonce la grande révolution depuis des années. Nous l’attendons avec impatience, moins par intérêt réel que par curiosité sportive. Il ne faut jamais rater un sujet de conversation.

Le livre électronique doit régler tous nos problèmes et pourtant, il ne parvient pas à sortir la tête de l’eau. On a expliqué maintes fois cet insuccès: la faute en reviendrait à des technologies insuffisamment peaufinées, à la difficulté d’intéresser les éditeurs et les auteurs – mais surtout aux réticences culturelles du consommateur.

Le lecteur est, en effet, une bestiole récalcitrante. Il craint l’électricité et les processeurs. Il redoute les virus dans son Yourcenar, les "pop-up" publicitaires dans son Dostoïevski. Rien de plus exaspérant qu’une erreur 404 au beau milieu d’un Pennac.

Risquons une opinion tranchée: le livre électronique est un concept complètement dépassé. Il lui fallait advenir en 1999. Manque de pot, l’implantation a raté. Il faudra attendre le prochain passage de la comète Halley.

Qu’on s’en réjouisse ou non, la science a incroyablement progressé au cours de la dernière décennie. Nous arpentons le monde juchés sur de nouvelles métaphores. Les biotechnologies, en particulier, ont sapé les rôles divins et l’ordre du vivant. Nous connaissons désormais le cocotier qui résiste au gel et la fougère qui capte Météomédia.

Le futur, en somme, a beaucoup changé au cours des dernières années, et il m’apparaît désormais évident que le iBouquin repose sur une énorme erreur de jugement.

Voyez-vous, le livre traditionnel n’est pas un outil qu’il suffit d’électrifier. Il s’agit d’un objet organique, vivant, vaguement végétal – voire viral. Il est chaud et souple, il embaume, il moisit, il craque, il vieillit. Impossible de traduire un tel objet en sous-produits pétroliers.

En vérité, les avatars futurs du livre ne seront pas informatiques, mais transgéniques.

Les possibilités sont aussi vastes que fabuleuses. Imaginez, par exemple, un livre dans lequel on introduirait des chromosomes de chauve-souris: ce formidable opus vous brouillerait les ondes des téléphones cellulaires dans un rayon de 10 mètres. Vous ne pourriez plus vous en passer!

On inventera ensuite le livre qui pâlit et s’efface lorsqu’il demeure immobile plus d’une semaine. Le bouquin éponge, qui absorbe la matière textuelle ambiante et la réordonne en bribes post-modernes. Le roman tubercule – sectionnez en quartiers, plantez dans l’humus et regardez germer vos copies conformes. Le dictionnaire qui absorbe les gaz à effet de serre. Le guide de survie phosphorescent et comestible (à saveur de caroube). Le recueil de poèmes sexué et fornicateur qui se reproduit avec ses voisins de tablette, engendrant toutes sortes d’imprévisibles mutants.

Le livre développera d’étonnantes facultés de survie. On verra apparaître des ouvrages fongicides, ignifuges, épineux, vénéneux. Certains pamphlets développeront des crocs, des glandes, des carapaces. On craindra désormais le redoutable best-seller cannibale, qui dévore ses congénères et sème la pagaille dans l’écosystème. (À bien y penser, plusieurs spécimens de ce genre existent déjà.)

En ce qui me concerne, je rêve tout bonnement du bouquin cavaleur: dès que vous regardez ailleurs, il saute en bas de la tablette, repère la sortie de secours et s’esbigne pour ne plus revenir. Fini, mes problèmes de gestion de bibliothèque.