Hors champ

Question cruciale

Vivons-nous une époque historique? Ne répondez pas trop vite. Il est difficile d’avoir une opinion neutre sur la question. L’humain est aussi chauviniste dans le temps que dans l’espace: il croit au progrès, l’animal. Il pense que chaque minute constitue une amélioration par rapport à la minute précédente. Il a la conviction que la somme des décisions que prend son espèce contribue à une amélioration globale du portrait d’ensemble.

L’homo sapiens aurait intérêt à relire Darwin. Pour tout dire, relire Darwin est un véritable devoir citoyen en cette période trouble où L’Origine des espèces se classe à l’index de certaines commissions scolaires américaines. Le vénérable naturaliste nous en apprendrait de bien bonnes sur nous-mêmes. Par exemple, que l’évolution n’est pas une affaire de bonification, mais d’adaptation.

Notre espèce, en somme, ne s’améliore pas.

Nous n’avançons pas vers un futur lumineux, dressé sur l’horizon opaque du vingt et unième siècle, tout le monde en rangs bien ordonnés, le mollet à l’équerre. Au contraire, nous nous éparpillons dans tous les sens – d’où la difficulté de saisir le mouvement d’ensemble.

Voilà qui complique singulièrement la vie de l’écrivain.

L’écrivain, en effet, cherche sans cesse à devancer ses contemporains. Certaines personnes gagnent leur vie en taillant des buissons en forme de caniche, en pilotant des avions ou en codant du C++. L’écrivain fait son beurre en précédant autrui.

Pas trop, remarquez. Il faut devancer son époque d’un modeste chouïa, sinon on inspire la panique – et tout le monde craint la panique. Éditeurs, lecteurs et hommes d’affaires s’entendent sur ce point: la panique est une très mauvaise chose.

Or, pour devancer une époque, il convient d’avancer dans la bonne direction. Il faut étudier la mousse sur le tronc des arbres, étudier les constellations, flairer l’odeur du vent.

D’où cette question cruciale: vivons-nous une époque historique ou une période glaciaire? Et: où cela nous mène-t-il?

Taraudé par cette question, l’écrivain scrupuleux tente d’épuiser les diverses sources d’information disponibles. Il consomme des tonnes de papier journal, s’abrutit d’ondes hertziennes, prête l’oreille aux moindres rumeurs. L’apparition d’Internet lui a porté un coup fatal. Trop d’informations affluent trop vite. Son esprit flambe désormais telle la savane où l’on aurait jeté un mégot d’une chiquenaude distraite. Cet écrivain ne fait généralement pas de vieux os: son coeur flanche au tournant du siècle.

L’écrivain astucieux opte pour une approche acrobatique, il contourne le problème pour vicieusement l’attaquer à reculons. Voilà Samuel Beckett. L’air de n’y pas toucher, dissimulé derrière une oeuvre faussement absurde, l’homme pose un diagnostic radical: aujourd’hui, hier et demain sont interchangeables. "Ne disons pas de mal de notre époque… N’en disons pas de bien… N’en parlons plus…", écrit-il dans En attendant Godot.

L’écrivain ambitieux va droit au but: il tente de faire l’histoire. Pourquoi se contenter d’assister aux incohérentes fluctuations de l’actualité alors qu’on peut s’emparer des moyens de production? Tous les stratagèmes sont permis: lancer des rumeurs, manipuler les faits, travailler à Hollywood.

L’écrivain bigleux, faute de fournir une réponse adéquate, deviendra la risée de son impitoyable descendance. (Ils auront sans doute lu Darwin, les petits morveux.)

ooo

Vivons-nous une époque historique? Je n’oserais l’affirmer avec certitude. Cela me classe dans la catégorie des bigleux sans rémission.

Chose certaine, la fin du monde est à la mode, ce qui ne laisse planer aucun doute sur l’image que nous entretenons de nous-mêmes.

Ce regain d’intérêt pour l’apocalypse fait rouler l’industrie et engendre quelques pathologies pittoresques. À ce propos, je soupçonne certains écrivains de vouloir s’éteindre avec leur époque. Survivre à son lectorat, après tout, quelle aberration… Et puis, comment prendre au sérieux une époque incapable de venir à bout d’un simple écrivain? On préfère ne pas y songer. Ce serait une époque de pacotille, la honte de la profession.

Ces écrivains séculiers suivent la météo en croisant les doigts: la saison des ouragans leur apporte espoir et réconfort. Souhaitons-leur un bon été.