Hors champ

L’ouest

Certains après-midi de juin, Montréal ressemble au bassin de l’Amazone. Le ciel se gonfle, la pluie tarde, l’aiguille de l’hygromètre plie et craque comme un insecte sous la semelle. Le ventilateur ne fournit pas à la tâche: il pousse un air gluant, parsemé de méduses. On cherche alors le moindre prétexte pour prendre le large.

C’est ainsi que je me suis retrouvé dans l’ouest de la ville, transpirant et amorphe, muni d’une liste d’adresses dénichées sur Internet: une demi-douzaine de bouquineries anglophones plus ou moins obscures.

Entendons-nous: il s’agissait d’une expédition purement inutilitaire. Je ne comptais surtout pas me procurer des livres. Je possède une alarmante quantité de titres pas encore lus – quelque trois tablettes en tout -, hors de question d’aggraver encore ce retard. Soyons raisonnable. Bref, par mesure de prudence, je ne trainais dans mes poches qu’un cinq dollars fripé.

Après tout, on ne sait jamais sur quoi on va tomber.

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Les bouquineries de l’ouest de la ville exercent une étrange attraction sur moi. J’ai un biais pour la littérature anglo-saxonne en version originale, doublé d’une vive curiosité à l’égard de nos voisins shakespearophones. Nous habitons la même île sans vraiment nous connaître, ça ne vous donne pas envie de sonder la question un brin? Moi, si. J’oserais même parler d’anglophilie, au risque de me faire punaiser sur le mur.

Nos solitudes respectives ont pourtant les parois poreuses: nous vivons en vases communicants, dans une ville bizarrophone (les démographes ne semblent s’entendre ni sur le présent ni sur le futur de notre parlure insulaire). La plupart des libraires de l’ouest maintiennent d’ailleurs une section francophone, si minimale soit-elle, et il est instructif de voir quels titres on y retrouve.

Nos voisins semblent – je ne parviens pas à m’expliquer le phénomène – avoir le chic pour les petites bouquineries pittoresques.

Les plus sympathiques sont coincées dans des locaux vieillots, un peu exigus. Il y flotte une odeur d’années soixante-dix: ça sent le militantisme et la vie de quartier. On y trouve des affiches jaunies de Richard Brautigan. Sur le calorifère en fonte, on a posé une pile de fanzines imprimés sur une photocopieuse de l’université, des invitations pour la lecture de poésie du vendredi soir, un ventilateur qui vibre à pleine puissance. Cohen joue en sourdine. Quelques badauds font courir leur index sur la table des nouveautés. Dans un coin somnole un clochard de génie, un écrivain qui sent le fond de tonne, un chat.

Certaines de ces bouquineries opèrent à rebours du sens commun. Elles ne possèdent pas de site Web, n’ont aucun inventaire informatisé, n’acceptent pas les cartes de débit. Chez S. W. Welch, les libraires semblent réprouver les heures de fermeture précises: j’y bouquine souvent en fin de soirée, un quelconque jour de semaine. Le type au comptoir ne semble jamais pressé d’évincer les badauds.

On ne brusque pas un lecteur, voilà tout.

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Bilan de ma virée caniculaire dans l’ouest: courez visiter la légendaire bouquinerie The Word, sise rue Milton, dans le ghetto McGill. Je ne la connaissais pas et j’en éprouve aujourd’hui une honte cuisante.

The Word appartient à la catégorie des bouquineries où l’on trouve (il existe aussi des bouquineries où l’on cherche, mais il s’agit d’une toute autre histoire): en quelques minutes, j’ai localisé une dizaine de titres que je voulais me procurer depuis des années. Je n’ai même pas eu besoin de les chercher, ils me sont tombés dans la main, comme des fruits mûrs.

Moi qui comptais n’ajouter aucun bouquin à ma pile de lecture, j’ai évidemment flanché: j’ai investi mes cinq dollars sur Sometimes a Great Notion, de Ken Kesey. À classer parmi les provisions pour l’hiver prochain.