Hors champ

Drame champêtre en deux actes (et prolongation)

Cette chronique vous provient du fin fond de l'Estrie, au coeur d'un boisé de frênes situé à un jet de pierre de la frontière du Vermont. On m'a en effet confié un chalet pour trois semaines. Un endroit admirable, infesté d'oiseaux et de diptères exotiques. On n'y entend que des pics-bois et des cigales, la pluie sur les feuilles, le tonnerre sur la rive ouest du lac Champlain. De temps à autre retentit une détonation de .22.

On se croirait dans un dessin animé d'Hayao Miyazaki. Sauf pour la détonation de .22, bien sûr.

Il s'agit de l'endroit rêvé pour écrire. On m'assure d'ailleurs qu'un légendaire chroniqueur montréalais aurait vécu plusieurs années dans la région. On le croisait en train d'acheter sa baguette, son litron, son kilo de clous galvanisés. À relire ses chroniques de l'époque, on comprend que l'endroit n'a pas nui à son inspiration.

Bref, depuis deux jours, je travaille, j'arrose les fleurs – elles sont innombrables, affublées de noms exotiques -, je touille le compost, je garnis les mangeoires que des volatiles tapageurs s'empressent de vider, j'éradique les colonies d'abeilles tueuses qui se disputent le dessous du perron. Je dénombre les lucioles et les rainettes. Je hume, je palpe, j'observe.

Comme si cette atmosphère bucolique ne suffisait pas, je dispose d'une cuisine bien équipée, d'une bibliothèque à épices digne d'Alexandrie. Au coucher du soleil, je me mitonne un filet de morue que je dévore dans le jardin. L'orage vient de passer, une lumière de début du monde tombe dans le sous-bois.

Je suis tellement heureux que j'ai l'intention de passer trois semaines nu-pieds. À la Thoreau.

ooo

Seulement voilà, au coeur de ce paradis se trouve une télévision. Pour être plus précis, une télévision satellite. Vous savez, le modèle qui capte trois milliards de chaînes diffusées par quelque hideux lave-vaisselle posté en orbite géostationnaire.

J'ai mis une croix sur la télé il y a plusieurs années. Successivement par snobisme, protestation, manque d'intérêt, pénurie de temps et, désormais, parce que notre récepteur date de la Crise d'octobre, qu'aucun câble coaxial ne le relie au reste du monde et que son tube cathodique est prompt aux tempêtes de neige.

Bref, entre deux virées dans les herbages, je lance un regard méfiant à la télévision de mes hôtes. Je flaire le danger. Je suis ici pour la bonne cause: un manuscrit à réviser, un blogue à nourrir, une douzaine de chapitres à cracher, une nouvelle à écrire, une chronique à rendre chaque lundi matin. Il faudra mitrailler sans relâche.

La télévision, je le sens, je le sais, sera mon pire ennemi.

Après un moment, pourtant, j'ose m'en approcher. Avec précaution. Puis, avec confiance. Il faut connaître son adversaire pour mieux le maîtriser. Je m'empare d'une poignée de télécommandes, pianote au hasard et parviens à syntoniser un signal: la Coupe du monde de football. Allemagne contre Italie. En demi-finale.

Moi qui n'écoute jamais le sport (sauf le base-ball sur le AM, par pure nostalgie), je chois dans le sofa, happé. Bon, bon, bon. Après tout, un petit match ne peut pas nuire au moral des troupes. Yves Thériault lui-même ne lâchait-il pas sa machine à écrire le temps de regarder La Soirée du hockey? On ne peut pas me reprocher de suivre la piste du plus prolifique écrivain de la littérature nationale. Un véritable Hercule du verbe, notre Thériault. Une force de la nature. D'ailleurs, il allait pieds nus en toutes saisons.

Bref, je m'enfile le match de foot d'un bout à l'autre, la joie au coeur, un bol de pinottes sur les genoux. Mon coeur palpite. La victoire italienne se joue au terme de deux prolongations, à la toute dernière minute. Un suspense digne de Dino Buzzati – comme quoi le foot obéit lui aussi à des règles narratives.

Une fois le match terminé, j'éteins l'appareil et prends une grande respiration.

D'un geste assuré, je rafle la collection de télécommandes qui couvrent la table. Je sors de la maison, saisis une bêche au passage et file enterrer mon butin au fond du jardin, derrière les plants de tomates. Un crapaud observe la scène, amusé.