Je vous narrais, la semaine dernière, ma victoire morale contre la télévision par satellite. Libéré de l’emprise télévisuelle, je comptais abattre une montagne de travail – humble bûcheron dans la forêt des mots, tronçonnant les paragraphes d’une main allègre.
C’est par pure coïncidence, je vous jure, que j’ai jeté un coup d’oeil au télé-horaire qui traînait encore sur la table. Histoire de voir ce que j’allais manquer, vous comprenez? De bien jauger l’ampleur de ma vertu.
J’ai appris qu’à 20 h 30 on diffuserait Sometimes a Great Notion, un film de Paul Newman tiré du roman de Ken Kesey. Drame social, États-Unis, 1971, coté 3.
Si vous êtes un peu attentifs – je n’en présume pas -, vous vous souviendrez que je me suis justement acheté une copie de Sometimes a Great Notion il y a deux semaines, lors d’une virée dans le ghetto McGill.
Sacrée coïncidence. Le genre de coïncidence susceptible de corrompre ma vertu.
Misère.
Évidemment, il y a un hic – car sans hic, pas de chronique. La littérature repose tout entière sur le pépin et l’éraflure.
Je vous le donne en mille: je n’ai pas eu le temps de lire Sometimes a Great Notion. Or, je suis pointilleux là-dessus, je me fais un point d’honneur de lire un livre avant de visionner sa version cinématographique.
Singulière manie, direz-vous. De toute manière, on risque toujours d’être déçu. Déçu par le roman si on visionne d’abord le film, déçu par le film après voir aimé le roman. L’ordre de la déception importe-t-il vraiment?
Il y a des cas où l’on n’est déçu ni par l’un, ni par l’autre. Tenez, allez donc relouer Vol au-dessus d’un nid de coucou (pour rester du côté de monsieur Kesey). Et lisez aussi le bouquin. Dans l’ordre qui vous plaira. Des heures de plaisir.
Je réalise à l’instant que mon exemple date d’au-dessus de 30 ans. Ça ne vous énerve pas, vous, cette impression que tout était meilleur jadis?
Prenez Harry Potter. Un véritable phénomène littéraire, en plein milieu d’une époque où les phénomènes littéraires se raréfient. Partout en Occident, des centaines de milliers de jeunes – que l’on croyait plutôt portés sur le GameCube – dévorent soudain des briques épaisses comme ça. Mieux: ils attendent la suite avec des poussées de fièvre, des tremblements, des éruptions cutanées.
La suite? Elle est prévisible. On produit le film sans même attendre le dernier tome (il faut profiter de la vague). Ça donne le ragoût habituel: un produit dérivé, un objet commercial hypertrophié, plus gros que son prétexte, qui finit par l’absorber.
Ce qui m’exaspère vraiment, ce n’est pas la qualité des adaptations (ni pire ni meilleure, dans l’ensemble), mais leur mise en marché. Ça débute de plus en plus tôt, bien avant la sortie en salle ou en DVD. En fait, dès qu’un bouquin fait jaser, on discute de son adaptation.
Forcément, on en vient à croire que le cinéma représente l’aboutissement naturel du roman. Comme si le livre, en somme, constituait un médium assez primitif, et qu’une histoire ne pouvait atteindre son plein développement que grâce au cinéma.
C’est nouveau, cette subtile condescendance, ou bien elle sévissait depuis un bout de temps déjà? Je compte sur vous pour me le dire: je ne suis là que depuis 1972.
Bref, ma décision est prise: je vais regarder Sometimes a Great Notion sans avoir lu le roman.
À l’évidence, je ne crains pas d’être déçu. J’ai un faible pour Paul Newman. Ce type aborde le produit dérivé sans la moindre ambiguïté: il vend de la vinaigrette italienne. C’est pour la bonne cause, nous dit-on. Ceux qui n’aiment pas la vinaigrette ne perdent rien à revoir ses films.
Bon, vous m’excuserez, je dois aller récupérer les télécommandes que j’ai enterrées au fond du jardin la semaine dernière.