Hors champ

Un trombone à l’état sauvage

J'ai souvent l'impression que les écrivains travaillent par élimination. On écrit des romans plutôt que des nouvelles, des scénarios de films plutôt que des romans, n'importe quoi plutôt que de la poésie.

Kyle MacDonald a trouvé un genre qui s'oppose à tous les autres.

Originaire de Colombie-Britannique et Montréalais d'adoption, MacDonald affiche une feuille de route bien remplie: il a voyagé un peu partout, planté des épinettes sur la Côte-Ouest, livré des pizzas en Australie. Entre deux aventures, il écrit des nouvelles qu'il publie avec les moyens du bord.

Mais MacDonald n'est pas devenu célèbre grâce à ses nouvelles.

Je vous résume les faits, au cas où vous seriez la dernière personne en Amérique du Nord qui n'ait pas entendu parler de cette histoire étonnante.

Cela commence en 2005. MacDonald conçoit l'amusant projet de troquer un trombone rouge – un vulgaire trombone rouge, un peu tordu – contre divers objets de valeur croissante, jusqu'à obtenir une maison.

Rien de moins.

En 1986, l'idée aurait constitué un bon sujet de discussion à la taverne du coin. Mais comme cette histoire se déroule en 2005, MacDonald annonce ses intentions sur son blogue. Internet n'est, après tout, qu'une vaste taverne.

Quelques jours plus tard, il reçoit une première offre: deux filles de Vancouver se portent volontaires pour échanger le trombone rouge (un peu tordu) contre un stylo en forme de poisson. MacDonald se rend aussitôt sur la Côte-Ouest afin de procéder à ce premier échange.

Fort de son succès, il troque ensuite le stylo contre une poignée de porte, la poignée de porte contre un réchaud de camping Coleman, le réchaud contre une génératrice – et ainsi de suite, chaque transaction étant copieusement documentée sur son blogue.

Le projet gagne en notoriété à chaque étape, si bien que les médias traditionnels finissent par s'intéresser à l'affaire. Du coup, les propositions d'échanges se multiplient. Au bout d'une dizaine de mois (et de 13 transferts farfelus), coup de théâtre: MacDonald parvient à échanger un rôle dans un film contre une maison située à Kipling, Saskatchewan.

On pourrait prétendre, non sans un certain pragmatisme, que cette histoire démontre l'importance d'avoir de bonnes idées – et surtout de les avoir avant tout le monde. La nouveauté paye, pas le moindre doute là-dessus. Essayez un peu d'échanger un trombone rouge (un peu tordu) contre une maison, vous constaterez que la valeur du trombone a significativement chuté au cours de la dernière année.

Mais l'aventure de Kyle MacDonald est d'abord et avant tout littéraire.

Elle illustre à merveille la capacité de partir d'un détail insignifiant et d'en tirer une véritable histoire, c'est-à-dire une histoire qui échappe au contrôle de son créateur. D'ailleurs, je suis sûr que Borges aurait adoré ce trombone-boule-de-neige, pas si loin en fin de compte des Zahir et autres artefacts surnaturels qu'il semait dans ses nouvelles.

Nous assistons au projet d'un écrivain qui travaille en marge des genres traditionnels. Voici l'équation: puisque la réalité dépasse la fiction, utilisons la réalité comme support littéraire. Il s'agit simplement de repousser les limites de l'autofiction. Exit le papier, l'écran, l'amplificateur. Lâchons un trombone dans le vaste monde et observons-le faire des vagues.

Si MacDonald s'était contenté d'en faire une nouvelle, il ne jouirait aujourd'hui ni de la célébrité, ni d'une maison à Kipling, Saskatchewan.

Cela dit, nous ne perdons rien pour attendre. On nous resservira bientôt cette histoire sous forme de roman, de film, de documentaire, de jeu de société, de guide pour les nuls, de festival et de tasse à café.

Aucune de ces adaptations ne vaudra la version originale.

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