Voici le catalogue IKEA 2007, dans son écrin de plastique somptueux.
Depuis la semaine dernière, tout le monde syntonise la fréquence scandinave. On devine, dans l’intimité de chaque foyer, le bruissement du papier glacé. Les classes sociales, raciales et politiques s’effacent: tout le monde lit le catalogue IKEA, y compris le vieil Italien qui se berce sur le balcon d’en face, l’air perplexe devant ces sofas en forme de méduse.
Tandis que ma blonde se verrouille à double tour dans la salle d’eau avec notre copie, je me rappelle une nouvelle entendue à la radio plus tôt cet été: le catalogue IKEA serait plus répandu que la Bible.
D’où vient donc cette étonnante information?
Le temps d’une petite recherche sur Google, je retrace le verset litigieux sur le site d’IKEA. Laissez-moi vous traduire ça: "On trouvait 110 millions de catalogues en circulation l’an dernier, trois fois plus (sic) que la Bible avec ses 13 millions de copies en Grande-Bretagne."
C’est Gutenberg qui doit faire des vrilles dans sa tombe!
Cette histoire rappelle la scandaleuse entrevue où John Lennon avait affirmé que les Beatles étaient désormais plus populaires que le petit Jésus. Rappelez-vous le tollé, les séances de brûlage de 33 tours, les excuses que John avait dû présenter afin de ne pas compromettre la tournée américaine.
Mesurez un peu le chemin que nous avons parcouru: de nos jours, une grosse chaîne d’ameublement peut se livrer à des comparaisons similaires sans provoquer le moindre esclandre.
John Lennon annonçait la perte de vitesse du christianisme. IKEA enfonce le clou.
ooo
Cela dit, peut-on vraiment comparer un catalogue d’ameublement avec un recueil de contes traditionnels hébraïques?
Oui, on peut.
Non seulement le catalogue est-il un genre littéraire comme un autre, mais il remplit de surcroît les mêmes fonctions que la Bible: raconter des histoires, fournir une image ordonnée du monde.
Il s’agit évidemment d’une image primitive, anticopernicienne, où le cosmos pivote autour du Consommateur. Le catalogue se conjugue à la deuxième personne du pluriel: vous êtes en scène dans cet Éden immobilier, parmi ces sofas en cuir de banane, ces comptoirs simili-hareng et ces boîtes à radis. Vous habitez cet appartement. Ce pouf à motifs est le vôtre. (Vous avez de drôles de goûts.)
Un catalogue dont vous êtes le héros, ni plus ni moins.
L’ouvrage est aussi énumératif que la Bible. Retirez les photos du catalogue, il reste une kyrielle de caractéristiques, de tailles, de couleurs et de noms de produits en suédois. Tout cela ressemble dangereusement aux listes généalogiques du Deutéronome – sauf qu’ici, ce n’est pas la famille que l’on dissèque. Dans la galaxie IKEA, l’individu se résume à la dimension domestique. Le répertoire des accessoires de cuisine tient lieu de généalogie – et tant pis pour les aïeux.
D’ailleurs, contrairement à la Bible, le prestigieux organe publicitaire évacue totalement les vieux. Dehors les Mathusalem, Salomon, Moïse et autres patriarches polycentenaires: les décors ikéens sont le plus souvent peuplés d’enfants âgés de 2 à 10 ans. La revanche de Peter Pan sur la Bible.
Bon, trêve de plaisanteries, je termine sur une édifiante parenthèse archéologique. Saviez-vous que c’est dans la Genèse, chapitre 6, verset 14, que l’on mentionne pour la toute première fois un meuble à monter soi-même? Mais oui.
Yahvé qui dicte les plans et dimensions de l’Arche, ça ne vous rappelle rien?
Je l’imagine bien, le vieux Noé, aux prises avec le guide de montage, la damnée clé hexagonale coincée entre les dents, pendant que sa femme attend les premières gouttes de pluie avec inquiétude. Ça me rassure sur notre avenir, tiens.