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Pour un écrivain, la correspondance est un peu comme le Scrabble ou les mots croisés: il s’agit d’une figure imposée, d’une seconde nature, d’un exercice, en somme, auquel il doit obligatoirement exceller.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, j’ai conservé la totalité de ma correspondance électronique des 12 dernières années. Je crois même avoir une copie, quelque part sur une vieille disquette 3,5 pouces, de mon tout premier courriel, écrit à l’automne 1994.

J’ignore combien de dizaines de milliers de messages mes archives contiennent. J’ai traversé de très intenses périodes d’activité épistolaire (une tendance que je tiens de ma mère). J’ai longtemps mitraillé des lettres-fleuves sur une base quotidienne, missives magiques qui filaient comme des balles, dans toutes les directions, grâce à la technologie numérique.

Les choses ont bien changé, hélas.

J’entretiens désormais une relation ambiguë avec le courrier électronique. Je souffre d’une incapacité chronique à gérer mes courriels. Chaque nouveau message est une nouvelle menace. J’ai d’ailleurs établi, avec les années, une ligne d’action fort simple: ne pas me casser la tête. Ne pas classer les messages. Ne pas y répondre.

Je suis devenu (j’hésite à l’écrire) un piètre correspondant.

Je pourrais certes accuser l’austérité du courrier électronique. Disons les choses crûment: malgré 12 ans d’Internet, je m’accroche à une image primitive de la correspondance.

Connaissez-vous 84 Charing Cross Road? On m’a mis ce bouquin entre les mains au Salon du livre de Rimouski, en 2002. Ce livre-culte reprend quelques-unes des mémorables lettres que s’échangèrent Helene Hanff, dramaturge new-yorkaise, et Frank Doel, bouquiniste londonien.

Cette illustre correspondance débute en 1949, alors qu’Helene Hanff tombe sur une annonce de la librairie Marks & Co. dans le journal. Elle écrit aussitôt dans l’espoir d’acquérir certains titres épuisés, que Frank Doel dénichera avec une redoutable efficacité.

Au fur et à mesure que se multiplient les commandes, la correspondance déborde du simple cadre commercial. Les lettres se remplissent de conseils littéraires, de nouvelles personnelles, de potins et de digressions érudites, tout cela ponctué par l’humour irrévérencieux d’Helene Hanff. Nous assistons à la naissance d’une amitié invraisemblable, entre deux personnes profondément différentes qui ne se rencontreront jamais.

À la mort de Frank Doel, en 1969, Helen Hanff décide de publier une partie de leur correspondance en guise d’hommage. Ironie magistrale: alors que son oeuvre officielle reste méconnue, ce petit recueil de lettres lui apportera une notoriété mondiale.

Je me demande quelle forme cette correspondance prendrait à notre époque. Serait-elle seulement possible? J’ai l’impression que le courrier électronique a dévalué les échanges épistolaires. Vieille leçon d’économie: l’augmentation de la puissance de production se traduit souvent par une dépréciation du produit.

Curieux paradoxe, vous l’avouerez.

Comme plusieurs d’entre nous, je m’ennuie (très vaguement) de cette pittoresque époque où le courrier était scellé dans des enveloppes, trié à la main, expédié par bateau. J’ai mes raisons, notez bien. Je ne crois pas que la correspondance traditionnelle soit plus romantique ou que l’attente d’une réponse nous enseigne à apprécier la valeur du temps qui passe.

En fait, je m’ennuie de l’imperfection.

Le courrier traditionnel ne brillait pas seulement par sa lenteur: il était également approximatif et hasardeux. Les causes de retard se multipliaient à chaque étape. Si une lettre tardait – ou mieux encore, si elle disparaissait totalement -, les excuses ne manquaient pas. Vous pouviez invoquer un paquebot coulé au large de Bornéo. La seconde guerre italo-abyssinienne. Une grève des postiers en Irlande.

Aujourd’hui, plus personne ne peut brandir ce genre d’excuses. Si la correspondance traîne, on accuse le serveur SMTP, les virus, les explosions de disque dur – mais ces explications ne bernent personne. Nous savons bien, au fond, que la faute revient le plus souvent à l’interlocuteur.

Nous sommes les seuls responsables, désormais, de toutes ces lettres en retard.

Je n’ai plus la moindre excuse pour le plus ancien message qui croupit tout au fond de ma boîte de réception, auquel je n’ai jamais répondu et que je n’ose pourtant ni effacer, ni ranger. Il date, ce terrible message, du 5 septembre 2003. Il est si vieux, si en retard, que je n’ose même plus y penser – et il traîne là, sujet de honte et d’opprobre.

Si d’aventure cette personne se reconnaît, qu’elle me fasse signe.