Je l’avoue: je m’intéresse souvent aux livres pour de mauvaises raisons.
Mi-août, je relisais par hasard des bribes de Mordecai Richler (Barney’s Version et The Apprenticeship of Duddy Kravitz, pour ceux qui aiment les détails). Je méditais sur le discours ambivalent que tenait le polémiste à l’égard de ses origines judaïques.
Ses romans révèlent à la fois un puissant désir d’émancipation et une incapacité de se détacher de ses origines. Certes, il dresse un portrait caustique de la communauté juive de Montréal, mais çà et là émergent des personnages légendaires pour lesquels Richler ne peut cacher son admiration. Suspect.
Cette subtile dualité remonte-t-elle à son enfance? Un Sigmund Freud à 5 sous analyserait sans doute les antécédents familiaux du romancier, à commencer par son grand-père maternel, le rabbin Judah Yudel Rosenberg, cabaliste et célèbre traducteur du Zohar.
Mordecai Richler avait un grand-père hassidique – ça vous en bouche un coin, non?
Les Québécois se font une image assez claire (et peu élogieuse) de Mordecai Richler. Mais que sait-on de sa communauté d’origine? Oubliez les communiqués de presse du Congrès juif canadien. Comment pense le poshete yid – le Juif de la rue? Comment fonctionne l’esprit du jeune hassidique qui, en 1950, reste à Outremont et fonde une famille, tandis que Richler part s’encanailler à Ibiza?
Bref, que fuyait Richler au juste?
Les Juifs hassidiques sont nos Amish: une communauté peu accessible, fascinante, intimidante. Le mot ghetto vient à l’esprit – un ghetto imprécis, disséminé dans le Mile-End et Outremont, dont les frontières seraient plutôt culturelles que géographiques. Ses habitants défraient régulièrement la manchette, mais chaque reportage entraîne davantage de questions que de réponses.
C’est ainsi que je me suis retrouvé à lire Malka Zipora.
Juive hassidique et mère d’une famille nombreuse, Zipora signe depuis plusieurs années de petites chroniques sans prétention dans divers périodiques judaïques. Une vingtaine de ces chroniques ont été traduites et publiées ce printemps, sous le titre Lekhaim!.
Vous avez sûrement entendu parler de ce bouquin au cours de l’été. Enfin un ouvrage (répétait-on) qui éclaire la communauté hassidique de Montréal.
Première surprise: plusieurs de ces chroniques, rédigées initialement pour un lectorat juif, ne nous dépaysent guère. Il appert en effet que nous partageons plusieurs clichés narratifs avec nos énigmatiques voisins. Aussi, lorsque Zipora décrit ses mésaventures informatiques ou ses anecdotes familiales, j’ai l’impression d’entendre madame Ouellet, de Saint-Hyacinthe.
Madame Ouellet est hassidique, voilà une révélation!
Dans l’ensemble, ces chroniques donnent un aperçu du quotidien d’une famille hassidique de 12 enfants, de l’observance du calendrier religieux ou de l’importance des liens d’entraide, tout cela parsemé de yiddish. (Prévoir de multiples allers-retours au glossaire.) Plusieurs textes mettent en scène des protagonistes empêtrés dans les traditions et les shaales – ces "détails pratiques concernant l’application de la loi juive". Le bricolage d’une souca, l’organisation d’une noce ou l’observance des préceptes religieux se transforment en véritables courses à obstacles.
Tout cela est rendu avec humour, parfois même avec burlesque. À quelques reprises, on pense à Woody Allen (en beaucoup plus sage). En fait, le ton rappelle surtout les aventures de Don Camillo. Vous vous souvenez, le curé de campagne de Giovanni Guareschi? Non? Tant pis.
Bref, Malka Zipora semble inoffensive.
Elle parvient pourtant, mine de rien, à nous communiquer son attachement pour les rituels tarabiscotés. D’un texte à l’autre, on mesure à quel point le judaïsme hassidique, avec ses codes sibyllins et ses innombrables subtilités théologiques, se trouve à des années-lumière de l’individualisme informe qui règne en Amérique du Nord. On se prend à admirer ce traditionalisme déphasé – ou, du moins, l’audace nécessaire pour pratiquer pareille résistance en 2006.
Je croyais que les chroniques de Zipora se grefferaient à l’univers de Mordecai Richler, tel un addenda qui aurait éclairé la rage du bonhomme.
Mais Malka Zipora n’a rien à voir avec Mordecai Richler. Elle en est l’opposée parfaite. Dans le coin gauche, un fieffé polémiste, corrosif, satirique au point de se voir taxer d’antisémitisme. Dans le coin droit, une charmante mère de famille, pleine de bonnes intentions, presque ingénue.
Le combat n’aura pas lieu: ils ne partagent pas le même ring.
Lekhaim!, de Malka Zipora, Éd. du Passage