Hors champ

Éloge du mollusque

Et si nous discutions un peu de mécanique?

Il existe sans doute des écrivains qui travaillent encore au crayon HB – mais pour la moyenne d'entre nous, le clavier est devenu une seconde nature. Qu'il s'agisse d'un périphérique en plastique Radio Shack ou des élégantes touches d'une machine à écrire Olivetti, nous passons des heures à pianoter.

Cette chronique, par exemple, aura nécessité près de 4000 piochements de doigts (en incluant les erreurs). Pour un chapitre de longueur raisonnable, on monte dans les dizaines de milliers. Un roman de bonne taille pourra facilement grimper dans le million.

À la longue, les doigts se crispent. La tension se communique aux poignets, puis aux muscles de l'avant-bras. Par effet domino (tout est domino, ici-bas), les avant-bras tirent sur les épaules, qui tirent sur les omoplates. La contraction se transmet au cou – et crac! Torticolis.

J'en suis là depuis deux semaines. Le côté gauche de l'univers n'existe plus, englouti par un immense angle mort.

Ce n'est pas la première fois que ça m'arrive. J'ai déjà consulté une physiothérapeute à ce sujet. D'ailleurs, la salle d'attente grouillait d'écrivains, tous dépassés par les caprices de leur anatomie. Voilà bien le talon d'Achille de notre métier. Si nous passions par le conservatoire, comme les pianistes et autres affûteurs de flûtes, on nous inculquerait la discipline et la technique, la posture adéquate, l'ergonomie, les gymnastiques essentielles. Nous ne serions peut-être pas plus aptes à torcher un paragraphe potable, mais au moins la carcasse tiendrait le coup.

Mais je m'égare.

Donc, ma physiothérapeute me conseillait de courir. Quel est le lien entre les poignets et le jogging? Élémentaire. Le mouvement des bras ramollit l'omoplate et repose l'épaule, ce qui permet de prévenir les torticolis. Voilà, vous ne mourrez pas dans l'ignorance.

Exaspéré par ce torticolis interminable, je me suis remis à la course. Seulement voilà, j'ai le genou sensible. Il craque et grince à chaque foulée, le petit salopiaud. Ne me demandez pas ce qui cloche au juste, s'il s'agit d'une lésion méniscale ou d'une ténosynovite galopante. Je suis romancier généraliste, pas toubib. Je sais seulement que mon cou m'empêche de travailler sur mon roman et que, à tout prendre, je préfère sacrifier le genou.

Toujours en quête d'une pilule pour régler quelque chose, j'ai décidé de prendre de la glucosamine. Un truc excellent, paraît-il, pour les cartilages, pentures et autres genoux. Et d'où provient cette panacée? Des coquilles de mollusques!

Vous imaginez un peu la relation intime qui me lie désormais à l'humble bivalve des profondeurs? Pas de mollusque, pas de jogging; pas de jogging, pas de roman.

Nous vivons décidément une époque formidable.

Pardon? Vous dites que les pathologies du clavier ne sont pas spécifiques aux écrivains? Vous avez parfaitement raison. Tout le monde a mal au qwerty, depuis quelques années. Quand ce n'est pas la faute du clavier, on incrimine la souris, le tube cathodique ou la chaise.

À ce propos, courez lire Paul à la pêche, le dernier opus de Michel Rabagliati. Avec toute l'étonnante économie narrative dont il est capable, il nous résume 20 ans d'informatique en deux planches et des poussières. L'histoire débute en 1984, avec le Macintosh originel, et se poursuit de Performa en G4, jusqu'à la tendinite que l'on sait. Rabagliati synthétise avec brio les chamboulements que cette bestiole a provoqués dans notre économie, notre manière de travailler et de penser, notre indépendance intellectuelle et notre santé.

Son bilan personnel de l'aventure: "On s'est bien fait baiser."

Évidemment, la réalité est un brin plus compliquée que ça. Rabagliati a oublié de parler des mollusques. Ce sont les grands négligés de l'affaire. Vous avez pensé aux mollusques, récemment? Vous non plus. Je l'aurais parié.

Si vous permettez, je vais aller gober une poignée d'anti-inflammatoires. La semaine prochaine, nous parlerons de pharmaceutique.