Hors champ

La chimie amusante

Je vous annonçais la semaine dernière une chronique pharmaceutique. Ceux qui me connaissent douteront sérieusement de ma capacité à traiter le sujet. Écrivain indigne, je me spécialise dans le bénin et le placebo. Autrement dit: je me contente d’huile de foie de morue, de vitamine A et d’une bière avant le souper.

J’ai pourtant l’impression que le simple fait de vivre en Amérique du Nord m’autorise à parler de drogue. Le sujet, en fin de compte, relève moins de la chimie que de l’anthropologie populaire.

Les drogues sont parfaitement intégrées au productivisme ambiant. Je ne parle même pas des pilules récréatives ou du petit calumet du vendredi soir, mais des mixtures industrielles où se mêlent l’huile à transmission et le sirop à toux, les cachets plus ou moins légaux que l’on prend pour maigrir, dormir, lâcher de la vapeur, tenir le coup 60 heures par semaine et publier un roman par année, bon an mal an.

Levez la main, ceux qui, au cours des derniers mois, n’ont ingéré ni caféine, ni éthanol, ni acétaminophène… Quelques doses de méthocarbamol, alors? Nicotine? Salbutamol? Endorphines? Théine? Théobromine? Glucose? Pot-pourri acheté au Dollarama?

Les ascètes ne se bousculent pas au portillon.

Regardons les choses en face: les drogues sont un rouage fondamental de notre postmodernité. Elles participent à la grande instrumentalisation du corps humain. Tout le monde se trimballe une pompe à cortisone, des implants mammaires ou un Blackberry. Lorsque le corps et l’engin se confondent, la journée de travail devient floue, les attentes élevées. La pharmaceutique fait tenir tout ça ensemble.

Mais notre modernité ne date pas d’hier. Les drogues et les productivismes sont presque ancestraux. Seule la posologie a changé.

Le service au volant date des années 40. Le LSD a mijoté pour la première fois en 1938. La chaine de montage moderne a été mise en place par Henry Ford en 1913. Thomas Hicks utilisait, en 1904, un mélange de strychnine et de brandy afin de gagner le marathon de Saint-Louis. L’aspirine a été brevetée en 1899. Les amphétamines ont été bricolées en 1887. L’héroïne a été synthétisée en 1874 (mais on tirait sur le bambou bien avant). Remington a commercialisé la machine à écrire en 1873. La cocaïne a été isolée en 1855.

Tout ça vous semble encore trop récent? Nous pouvons parler du tabac et du café, popularisés à partir du 17e siècle, ou bien des couilles de bélier que gobaient les athlètes de la Grèce antique avant les compétitions – une excellente source de testostérone.

Les écrivains ont la réputation de tâter de la molécule plus souvent qu’à leur tour (mais moins souvent que les musiciens, tout de même). Là encore, les poètes psychotropes américains n’ont rien inventé. Le critique britannique Frank Kermode commettait récemment un crime de lèse-dramaturgie en soutenant que l’oeuvre de Shakespeare contenait certains vers dignes du maire de Champignac, attribuables aux lendemains de brosse.

William Shakespeare, un poivrot? Stupeur, scandale, spéculation!

Nous voulons des détails.

Qu’attend la science pour se saisir du cas? Les médias se sont vivement intéressés à la Joconde, récemment. Quel ennui. Des scrutateurs scrupuleux (canadiens de surcroît) ont spectrographié la mystérieuse dame jusque dans son intestine intimité. Nous savons désormais qu’elle mangeait trop de biscotti, était affligée d’un ongle d’orteil incarné et jouait au scopa avec son troisième voisin tous les lundis soirs.

La science nous en révélerait de bien plus drôles sur les monstres sacrés de la littérature.

Nous pourrions dresser la carte des neurotransmetteurs littéraires – mappemonde peuplée d’éléphants roses, de blattes de trois tonnes et de haïkus anthropophages. Un pays où il fait bon gambader, parmi les ostensoirs et les rotoculteurs.

Nous saurions enfin que Jules Verne fumait du poil de cochon d’Inde pulvérisé. Qu’Alexandre Dumas s’injectait de la crème pâtissière tiède. Que Victor Hugo mordillait des petits cuillères. Que Berthelot Brunet abusait de l’huile de chanoine. Qu’Honoré de Balzac fréquentait les foires agricoles. Qu’Herman Melville portait des pantoufles en phentex.

Ça nous changerait un peu des lignes ouvertes sur le dopage sportif.