Hors champ

Gambadons dans le foin

L'histoire débute dans un salon du livre, le printemps dernier, à l'heure des 5 à 7. Cocktails, canapés, propos mondains. Frivole comme toujours, je discute avec une collègue de la proverbiale difficulté de gagner sa vie en tant qu'écrivain.

– Pas facile de tenir le coup, renchérit-elle. Faut publier souvent. L'idéal, c'est d'écrire pour le cinéma ou la télé. Ça permet de gagner sa vie entre deux romans.

Puis, sur le ton de la confidence:

– Veux-tu connaître le secret? Faut pas faire d'enfants!

Ne pas faire d'enfants? Ma foi, la chose semble aller de soi. En fait, ce secret pourrait être classé parmi les pré-requis du métier. Conseil no 1 du Guide de survie à l'intention des écrivains: "La procréation, tu éviteras."

L'idée est si naturelle qu'elle en devient suspecte.

Existe-t-il des études scientifiques sur la question? L'écrivain a été abondamment décortiqué, après tout. On a analysé ses influences, ses revenus, ses habitudes de lecture, son alcoolémie, la pointure de ses sandales. Mais que sait-on des conjonctures familiales de la littérature?

J'ai fait une petite recherche en compagnie de ma sociologue préférée. Résultat: le néant. Nous n'avons trouvé aucune étude sur le sujet, ni à l'Institut de la statistique du Québec, ni à l'Observatoire de la culture, ni à Statistique Canada, ni dans les divers conseils des arts.

Nous sommes autorisés à croire que les écrivains se reproduisent autant que les plombiers, les diplomates ou les hôtesses de l'air. Évidemment, on ne s'intéresse qu'à l'archétype: l'écrivain plutôt célibataire, parfois misanthrope, souvent caféinomane, et qui a épousé la cause littéraire. L'image nous parvient de loin, elle est atavique. Les services de promotion l'ont abondamment reprise, ce qui n'arrange rien.

Pourquoi croit-on si compliqué de combiner la carrière d'écrivain et la vie familiale?

Mettons ceci au clair: la première erreur consiste à vouloir être écrivain. Dois-je vous rappeler qu'un roman qui se vend bien, au Québec, tire à 5000 copies? À ce compte, l'auteur empoche environ 10 000 $. Divisez par le temps nécessaire pour écrire le bouquin, soustrayez le coût du loyer qui ne cesse de grimper, la facture d'épicerie, les honoraires du comptable… Bon, je vous laisse faire l'arithmétique vous-même.

Chaque enfant ajoute un degré de difficulté à l'aventure, c'est indiscutable. Mais si on commence à tenir l'inventaire de tous les obstacles, on ne s'en sortira tout simplement pas. En ce qui me concerne, la liste s'étire à n'en plus finir. Je suis paresseux, procrastinateur et incapable de fonctionner avec moins de huit heures de sommeil quotidien et une petite sieste en après-midi. Je souffre de perfectionnisme. Je me prends les pieds dans les fleurs du tapis. Je me ronge les ongles.

Je n'en suis plus à une contrainte près.

De toute manière, que deviendrait l'écrivain sans contraintes? Il tournerait en rond, il se gratterait le cuir chevelu, il fixerait l'horizon. Il dépérirait, voilà tout, comme le malheureux cochon d'Inde laissé à lui-même.

Certains créateurs l'ont compris depuis longtemps: ils ont entrepris de multiplier les obstacles plutôt que de les éliminer. Parmi eux, on compte les oulipiens – ces "rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir", selon l'expression de Raymond Queneau. Ces gens affirment que la contrainte stimule la création. Autrement dit: l'écrivain ne gagne rien à se simplifier la vie.

Fonder une famille serait-il un procédé oulipien?

Chose certaine, les oulipiens ne forment qu'un groupuscule, pas même un mouvement. Notre époque ne sait trop quoi faire des contraintes. Le discours ambiant valorise plutôt la liberté: les créateurs doivent vivre sans entraves, gambader dans le foin, butiner où bon leur semble.

On a presque l'impression que, pour un écrivain, fonder une famille constitue un acte irresponsable, dissident et contre nature. Une erreur de navigation.

Moi qui ai toujours déploré d'être trop conformiste, voici enfin ma chance de transgresser quelque chose. Je m'absenterai donc trois semaines, le temps de déclencher ma petite révolution personnelle.