Hors champ

L’univers au compte-gouttes

J'ai entrepris, il y a cinq semaines, une petite expérience narrative: je raconte l'Histoire de l'univers à ma fille. À temps perdu.

D'aucuns, scandalisés, affirmeront qu'il est quand même un peu tôt pour l'entraîner dans pareille aventure. À l'âge de deux jours, dira-t-on, un enfant a davantage besoin de colostrum que de péripéties cosmogoniques.

Et puis quoi encore? Un plaisir devrait en chasser un autre? Ma fille saura très vite que les histoires se classent parmi les grandes nécessités de la vie, au même titre que le pain et la bière (ou, en l'occurrence, le lait).

L'Histoire de l'univers, donc. Et puisque rien n'est jamais simple avec moi, il s'agira d'une histoire complète – pas simplement de quelque absurde condensé débutant avec l'invention de l'épluche-patate ou la domestication du cochon d'Inde. Mon Histoire Universelle sera exhaustive. Elle englobera l'intégrale totalité du Grand Ensemble, depuis le Big Bang jusqu'à Rona Ambrose (car tout n'est pas jojo dans ce monde).

Cinq semaines, donc, que j'ai entamé la colossale entreprise de détailler 14 milliards d'années au compte-gouttes. Chaque nuit, en berçant ma fille qui refuse de dormir, j'aborde un nouvel épisode. Faudra y aller rondement, si je veux terminer avant qu'elle ne quitte la maison.

Comme il se doit, nous avons commencé par une brève réflexion sur le vide. Puis, nous avons discuté de l'énergie qui se transforme en matière et en mouvement, phénomène que tonton Albert a exprimé dans son élégant E=MC2. Ce passage nous a procuré 10 ou 15 minutes de bon temps.

Malheureusement, les choses se sont gâtées presque aussitôt – car après un démarrage sur les chapeaux de roues, tenez-vous bien, l'univers se met soudain à ralentir. Et il ralentit si bien, le coquin, qu'il faut attendre une dizaine de milliards d'années avant de voir poindre notre planète dans le paysage.

Sacré défi narratif! Comment exprimer pareille ellipse? Comment synthétiser ce vaste refroidissement, cette condensation sans objet où de vastes nuages de gaz dérivent vers un horizon mystérieux?

Je le confesse, j'ai escamoté quelques chapitres.

Pour tout dire, j'ai précipité un peu l'apparition de la Terre – ce qui ne nous tirait pas d'affaire pour autant: une fois notre caillou en orbite autour d'un Soleil flambant neuf, il restait encore à traverser une interminable activité volcanique (rien n'est plus monotone qu'un volcan) suivie d'un dimanche après-midi pluvieux d'une durée approximative de 33 millions d'années.

Lorsque nous en eûmes terminé avec la pluie, je repris espoir: la vie émergeait dans le Bovril originel. Enfin des protagonistes à l'horizon! Ma fille est patiente, mais je sentais qu'il faudrait bientôt donner un peu de densité humaine au récit. Hélas, nous en avions pour un sacré bail à observer des enzymes, de la purée d'ADN et des amibes défectueuses.

Encore quelques chapitres dans le malaxeur.

Après cinq semaines de ce programme, je commence à ressentir (je l'avoue) un début de lassitude. Mon récit est embourbé à l'aube du précambrien, alors que trois protozoaires se disputent une savoureuse particule aquatique.

Lorsque j'évalue tout ce qui reste à couvrir avant l'apparition du premier dinosaure – des millions et des millions d'années peuplées d'animalcules, de microbes, de bivalves et de fougères -, je comprends ce qui fait tant courir les créationnistes. Je vous en pondrai, moi, des Bible et des Popol Vuh. La recette est simple: il suffit d'ajouter à la pâte une immense bête surnaturelle dont l'unique dessein sera de créer les humains.

On ajoute, en somme, des personnages et une quête à ce qui demeurerait autrement un immense bottin téléphonique.

Première leçon de vie: nous préférons une fable surréaliste à un récit correctement proportionné. Nous craignons surtout d'apercevoir l'humanité à l'échelle – bref clin d'oeil au milieu d'un vaste espace dominé par les organismes unicellulaires et les particules élémentaires.

La bonne science fait de la mauvaise littérature.