Hors champ

La marge d’erreur

Je mitonnais depuis quelques jours une chronique à propos des chefs-d’oeuvre, sans en voir le bord ni le bout. Sacré tas de noeuds, ce sujet. Comment distingue-t-on un chef-d’oeuvre d’un livre simplement excellent, d’un livre-culte, d’un livre-clé, d’un livre important-sur-le-plan-historique-mais-plutôt-mauvais-quand-on-y-regarde-à-deux-fois?

Ah, Google! On sait par quelle porte on entre, on ne sait jamais par laquelle on sortira… Entre deux requêtes, mon regard est tombé sur un chiffre étonnant qui a infléchi le cours de ma chronique. Un chiffre, mes amis, proprement astronomique. Un chiffre tiré de la Très Sainte Bible Guinness.

Ce chiffre se trouvait sous la rubrique "Best-seller ayant essuyé le plus grand nombre de refus d’éditeurs".

J’ai prestement changé ma pétoire d’épaule. Pourquoi parler du chef-d’oeuvre, notion qui suggère un consensus absolu et ennuyant, alors que l’on peut discuter sans fin de la relativité de toute chose?

Bref, je me suis demandé: à partir de combien de refus un manuscrit devrait-il être mis au recyclage?

Tout le monde cache un manuscrit dans le tiroir. Lorsque vous devenez écrivain, tout le monde vient soudain se confier à vous. Madame Sicotte vous déclare d’emblée qu’elle écrit l’histoire de sa grand-mère. La jeune groupie hésite avant de susurrer qu’elle travaille sur un roman. Quant à la personne du métier, celle qui bosse dans l’édition ou à la librairie, elle reste discrète et ne vous crache le morceau que sous le sceau du secret.

Un jour ou l’autre, tout ce beau monde poste son manuscrit à une maison d’édition – voire à 10, 15 ou 20.

Cela fait des montagnes d’enveloppes à bulles.

Pour l’éditeur, la sélection est aussi colossale que compliquée, et la plupart des manuscrits se voient refusés sur la foi des premières pages, des premiers chapitres. Cet échantillonnage suffit parfois à établir la nature et la qualité du texte, et parfois non. Pareille méthode comporte une marge d’erreur importante, on le devine.

Il arrive donc que l’éditeur se trompe. On serait bête de lui en tenir rigueur – à condition toutefois qu’il n’ait pas l’arrogance de vous assener son refus telle une Vérité Absolue.

Publier ou ne pas publier un manuscrit demeure une question très, très relative. Certes, on l’admet, le texte peut être mauvais. Il peut aussi détonner dans le catalogue de la maison. Mais souvent, refus et acceptation constituent des décisions irrationnelles, basées sur le hasard (nom scientifique de l’instinct).

Il demeure en effet impossible de déterminer avec certitude quel bouquin fera un tabac, lequel sera sacré chef-d’oeuvre, et lequel tombera à plat. L’édition littéraire vogue dans une brume permanente. Certains éditeurs avouent publier large, afin de multiplier les chances de succès. Peut-on conclure à l’excès?

Chose certaine: l’écrivain typique s’offusque souvent de ne pas recevoir l’attention qu’il mérite au sein de sa propre maison d’édition. L’ego de l’animal est en cause, autant que la capacité de surproduction qui caractérise notre époque.

Singulier panorama, vous en conviendrez: trop de manuscrits envoyés à trop d’éditeurs, qui n’en lisent pas assez et publient davantage de livres qu’ils ne peuvent en défendre, dans un marché saturé où les lecteurs demeurent chroniquement trop peu nombreux.

(Nous en reparlerons lorsque j’aurai enfin reçu, mastiqué et métabolisé Bien trop de livres?, un essai de l’auteur mexicain Gabriel Zaid. Amazon peine à me livrer une copie en espagnol. On me l’annonce pour la fin janvier. Pas à dire: rien ne vaut une bonne vieille librairie en chair et en os.)

Bref, quoi de plus naturel que de s’interroger: à partir de combien de refus faut-il baisser les bras? Quand doit-on déclarer le manuscrit tout bonnement inapte à la publication?

Faut-il attendre de se retrouver dans le Livre des records?

En tout cas, Robert Pirsig ne doit pas regretter son opiniâtreté. C’est en effet son Zen and the Art of Motorcycle Maintenance qui détient la palme des rebuffades. Le célèbre bouquin a cumulé pas moins de 121 refus avant d’être publié en 1974 – et d’acquérir, aux yeux de plusieurs, le statut de chef-d’oeuvre.

Marge d’erreur, disions-nous?