Hors champ

L’off-colloque

Je reviens de France un peu grognon, des éclats de colloque en travers de la gorge.

J’étais pourtant plein de bonne volonté, enthousiaste à la perspective de participer à mes premières tables rondes en terre hexagonale. La désillusion a été cruelle: dès la première heure, nous nous sommes retrouvés en train de discuter joual et ruralité. La journée s’annonçait longue.

Le point fort de ma fin de semaine, vous le devinez, s’est plutôt produit au large des auditoriums et des salles de classe. Comme toujours, il relève de l’accidentel et de l’anodin (je suis l’homme de l’anecdote et du détail sans importance).

L’histoire se déroule le dimanche après-midi. Les participants du colloque ont quartier libre, et j’en profite pour prendre un café dans le Vieux-Lyon en compagnie d’un couple d’amis allemands. Martin, qui fait un doctorat en chimie, tente de m’expliquer les principes de base de la capillarité – et il travaille fort sur le dossier, le pauvre. Il découpe le problème en problèmes plus petits, multiplie les exemples, griffonne des schémas échevelés sur des napkins.

Miette par miette, je commence à saisir les forces mystérieuses qui animent le ménisque et la pipette. Or, au fur et à mesure que s’éclaircit la question, une étrange excitation s’empare de nous – comme si nous cherchions ni plus ni moins à cerner l’Élégance Primordiale sur un coin de table.

Et alors, comme cela se produit parfois, nous glissons de la chimie moléculaire à la littérature. (Ça ne vous arrive jamais, à vous?)

Plus exactement, je découvre que Zen and the Art of Motorcycle Maintenance est un livre-culte de Martin. Hasard, coïncidence, stupéfaction! (J’ai brièvement parlé de ce bouquin la semaine dernière. Vous vous rappelez, ce best-seller refusé 121 fois par les éditeurs?)

Le bouquin – permettez que je l’équarrisse grossièrement pour les besoins de la narration – aborde un certain nombre de questions philosophiques par le truchement de la technique, et plus spécifiquement de l’entretien des motocyclettes. Bien qu’accessible à tous, l’ouvrage semble particulièrement prisé par les programmeurs, les chimistes et les gens qui s’intéressent de près ou de loin à la capillarité.

Mes Allemands reprennent finalement le train vers l’est et, peu après, je me retrouve attablé avec mes compatriotes panélistes dans un bouchon lyonnais – un de ces restaurants de quartier qui célèbrent le cochon dans tous ses états.

L’inévitable se produit alors: je me retrouve à expliquer la capillarité à Karoline Georges tout en grignotant des oreilles de christ (que là-bas on nomme grattons).

En matière de science, Karoline et moi sommes plutôt sur la même longueur d’onde. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, nous voilà en train de discuter le bout de gras: mécanique quantique, langage narratif scientifique et concept d’élégance en programmation. Tout ce qu’il faut pour aiguiser l’appétit.

Évidemment, il ne s’écoule pas cinq minutes avant que Zen and the Art of Motorcycle Maintenance retombe sur le tapis. Karoline ne l’a pas lu, mais ma description l’enflamme. Petits miracles de la vie quotidienne: j’en traîne justement une copie dans mes bagages, que je lui refile aussitôt.

À partir de là, l’histoire se poursuit outre-Lyon, au-delà de mon champ de vision. J’ignore si Karoline aimera ou non le livre, s’il lui servira dans son travail, si elle le refilera à quelqu’un d’autre ou l’abandonnera à moitié lu dans un autobus.

Quoi qu’il en sera, le bouquin prolongera notre discussion dans l’espace et le temps, l’étendra à d’autres interlocuteurs dont j’ignore encore l’existence. Et voilà en fin de compte le véritable colloque: invisible et imprévisible, suspendu dans le vide.