Hors champ

Darwin, le père Noël et la vaporisation instantanée

L’affaire devrait pourtant être simple: dans toute fiction, il existe une part de réalité factuelle, historique et essentiellement anecdotique – c’est-à-dire sans grande importance.

Le portrait se gâte aussitôt, car l’ampleur et la nature de cette part de réalité varient d’un genre à l’autre. En science-fiction, on spécule sur la réalité future. Dans le cas de l’uchronie, on imagine une réalité historique parallèle. En autofiction, on confère à la réalité un rôle créatif central.

Mais les genres n’expliquent pas tout, et le dosage exact de réalité derrière un récit repose en fin de compte entre les mains du lecteur, ce qui nous expose à mille dangers.

L’un de ces dangers consiste à prendre une fiction au pied de la lettre.

Certains fondamentalistes chrétiens prônent une telle lecture de la Bible. Pour eux, la parabole n’existe pas: le récit de la Création constitue un véritable procès-verbal (minimaliste, certes, mais digne de confiance). On nomme ce drôle d’état d’esprit: foi du charbonnier.

Mais les charbonniers modernes n’ont rien à voir avec ces gaillards rugueux que l’on croisait autrefois, une poche d’anthracite sur l’épaule. Comme tous les négociants en carburants fossiles, ils exercent désormais le pouvoir et pratiquent le lobbysme. On les rencontre çà et là, qui cherchent à étendre leur influence jusque dans les programmes scolaires. Au Kansas, en Alabama, ils ont tenté de discréditer la théorie de l’évolution en la mettant sur le même pied que le créationnisme. Pire: ils ont presque réussi à inclure l’intelligent design ("conception intelligente") au sein du curriculum scientifique.

Heureusement, des guérilleros combattent le phénomène par l’absurde.

Bobby Henderson, professeur de physique à l’Université de l’Oregon, a envoyé une lettre publique au Conseil scolaire du Kansas afin de défendre l’existence du Monstre en spaghetti volant, créateur suprême de l’univers. Henderson affirmait que cette croyance devait compter parmi les théories alternatives du curriculum scientifique, au même titre que la conception intelligente.

Vous me voyez venir avec mes pantoufles en ébène: il est temps d’en finir une bonne fois pour toutes avec le père Noël!

L’histoire originelle de ce barbu surdimensionné qui s’introduit tête première dans des tuyauteries exiguës est assez comique – mais jusqu’où doit-on berner les enfants? Pousser l’explication jusque dans le supranaturel ne relève-t-il pas de l’abus de confiance? Combien de fois a-t-on entendu une variante du dialogue suivant:

– Papa, comment le père Noël entrera-t-il chez nous puisque nous n’avons pas de cheminée?

– Élémentaire, mon coeur: il se transmatérialisera dans une dimension contiguë et, par le truchement d’un gyroscope quantique, pénétrera la matière inerte pour venir déposer tes cadeaux au pied de l’arbre.

Tant qu’à verser dans la pseudo-science, je préfère l’explication du défunt Spy Magazine abondamment véhiculée par le Web, à savoir que, pour livrer un cadeau à chaque poupon de la planète, le père Noël devrait transporter une cargaison de 320 000 tonnes à bord d’un traîneau tracté par quelque 214 000 rennes volants, et ce, à une allure 3 000 fois supérieure à la vitesse du son – ce qui entraînerait une vaporisation instantanée de l’équipage au grand complet.

En fait, cette histoire de père Noël nous instruit sur notre rapport à la fiction. Chaque année, aux alentours du 25 décembre, nous transmettons à nos enfants ce tic de lecture qui consiste à prendre les récits au pied de la lettre. S’il s’agit de la biographie de Dominique Michel ou des mésaventures d’Ebenezer Scrooge, alors le mal est bénin. Mais imaginez un peu les ravages d’un reportage sur la politique fédérale ou l’accord de Kyoto!

Personnellement, j’ai pris mon camp: lorsque ma fille émettra de saines réserves sur l’existence du père Noël, je n’en rajouterai pas. Je saluerai bien bas son sens critique, et lui avouerai toute la vérité.

C’est Frank Zappa qui dépose les étrennes sous le sapin.