Hors champ

Pirates et souffleurs de verre

Durant les liquidations de janvier, peu d’endroits sont aussi désagréables à fréquenter qu’un magasin d’électronique. J’y suis allé faire ma b.a.: j’accompagnais ma sociologue préférée, qui devait se procurer un nouveau clavier d’ordinateur.

Qui aurait cru si compliqué d’acheter un bête clavier? La marchandise est aussi chère que déprimante: on trouve des tas d’appareils munis de pitons programmables, de molettes multimédias, de détecteurs de mouvements – mais aucun qui offre une touche intéressante. La qualité tactile semble avoir cessé d’évoluer aux alentours de la dactylo Olivetti, vers 1974.

Il n’en va pas de même dans le reste du magasin: il souffle entre les rayons un puissant vent de modernité. Impossible de faire trois pas sans tomber sur un débat chaud.

Dans le coin télévision, j’ai pensé au zonage des DVD et au bazar YouTube. Au département des ordinateurs, j’ai songé à Vista, le prochain système d’exploitation de Windows, qui s’annonce truffé de mécanismes anti-piratage. Quant à la très populaire zone des lecteurs de MP3, n’en parlons même pas.

Spectacle fascinant: voici, d’un bout à l’autre du magasin, une industrie entière mobilisée par les formats – et plus exactement par la reproduction et/ou le verrouillage des formats. Il y a cinq ans, seuls les juristes et les visionnaires s’intéressaient à la question; aujourd’hui, la piraterie numérique est devenue l’une des préoccupations culturelles dominantes.

En tant que romancier généraliste, le phénomène m’intéresse sans trop me toucher. Praticien mineur d’un genre dont on prédit chaque année la disparition, je laisse les flibustiers indifférents. Les écrivains sont les proches cousins des souffleurs de verre.

Admettons que le livre se prête mal à la contrebande. Le lecteur moyen refuse de lire à l’écran, et aucune technologie ne permet de copier matériellement un livre avec aisance, rapidité et fiabilité. La piraterie du livre, en somme, n’appartient pas encore au domaine domestique. De toute façon, on relit rarement un roman, contrairement à des chansons que l’on écoutera à répétition durant des mois, voire des années. Il est donc plus simple de prêter (ou de donner) le dernier Harry Potter que de le reproduire.

Toute chose étant relative (en particulier le contexte culturel nord-américain), l’édition pirate prospère dans certains pays.

À Lima, par exemple, on voit circuler davantage de livres piratés que d’originaux. On les trouve partout: dans les marchés populaires, aux feux de circulation, à la sortie des universités, sur les plages. Rue Amazonas, le long du Rimac, on compte quelque 200 kiosques de livres, ce qui en fait la plus grande concentration de librairies du Pérou. Officiellement, ces vendeurs se déclarent bouquinistes. En fait, la Chambre péruvienne du livre estime qu’ils détaillent 85 % de titres piratés.

Ces reproductions se vendent de 3 à 5 fois moins cher que les originaux. Il ne s’agit pas de simples photocopies, mais de véritables fac-similés, avec jaquettes, papier couché et tout le tralala.

Il arrive même, grâce aux technologies numériques, que l’on reproduise les livres avec une précision telle qu’il faut y regarder à deux fois avant de détecter l’arnaque. Ainsi, lors de la publication de la Fiesta del Chivo, un roman de Mario Vargas Llosa, l’éditeur avait fait imprimer une signature holographique sur la couverture afin que l’on puisse distinguer les copies originales. Quelques jours à peine après la sortie en librairie, un vendeur ambulant abordait Vargas Llosa à un feu rouge pour lui offrir une contrefaçon toute fraîche. Ironie suprême: sur la couverture brillait la signature holographique du romancier.

De telles contrefaçons demeurent toutefois exceptionnelles. En règle générale, la finition des bouquins piratés sent le pixel. L’encre est plus pâle, la reliure moins durable, la tranche un peu croche. Pragmatisme latino-américain typique: l’emballage importe peu, pourvu qu’on ait le texte en main.

Nous voici à des milliers de kilomètres du magasin d’électronique – mais sommes-nous si loin de la modernité? L’antique commerce du livre copié, jadis enluminé avec soin, partage désormais le même modèle que YouTube: qualité très moyenne du contenu et accessibilité universelle.

Exercice de la semaine: un quidam vous propose une copie du dernier Harry Potter pour 10 dollars. Que faites-vous?